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Libération
Etats-Unis

Rikers Island : fers et enfer de l’île de la détention

«Sale, miteux, lugubre, déprimant»… et très dangereux. Témoignages d’ex-détenus et salariés de la prison new-yorkaise, deuxième centre pénitentiaire du pays, connue pour sa culture de la violence. Un système implicitement soutenu par les gardiens.
Dane Vee, ex-détenu de Rikers Island, pose avec un chapelet et un miroir incassable, souvenirs de son incarcération. (Photo Tomas Mantilla)
publié le 22 avril 2018 à 20h16

Tout autour, la «civilisation». Les avions de La Guardia fendent le ciel au-dessus des têtes, l'Empire State Building se dresse insolemment au loin et, les soirs de fête, les pires, les feux d'artifice sur la East River retentissent jusque sur Rikers Island. Cette île-prison, une tache dans l'immensité de New York, est un monde parallèle. Ismaël Nazario, un homme d'origine hispanique de 29 ans, a passé des journées à regarder les décollages et les atterrissages lorsqu'il y était à l'isolement. Il hurlait à pleins poumons. «J'étais d'autant plus triste et déprimé de voir cette vie au dehors», dit-il, assis dans un bureau du Queens, sweat à capuche sur le dos et lourd pendentif à l'effigie de Jésus autour du cou.

Ismaël Nazario est un enfant de Rikers, nourri à la culture de la violence qui sévit derrière ces murs depuis des décennies. Un endroit «sale, miteux, lugubre, déprimant». Et surtout dangereux. Ces dernières années, les autorités new-yorkaises ont tenté de réduire la criminalité et d'améliorer les conditions d'incarcération, interdisant notamment l'isolement pour les jeunes de 21 ans ou moins. Mais rien n'y fait : en février, un rapport a mis en lumière la forte augmentation entre 2016 et 2017 des incidents violents impliquant prisonniers et gardiens. De quoi conforter le maire, Bill de Blasio, dans sa volonté de fermer ces lieux au plus tôt.

«Arène de gladiateurs»

Ismaël Nazario veut lui aussi en finir. Il décrit «le programme», un système soutenu par les gardiens qui donne le pouvoir aux prisonniers les plus féroces : «Quand tu arrives, tu dois faire ce que te disent les chefs d'équipe. Laver les fringues des autres, par exemple. Sinon, tu te fais frapper. Puis, selon la gravité de tes blessures, on peut t'envoyer dans un autre établissement, et là, devine quoi ? Cela recommence.» La vie est régie par un ensemble de règles dont on apprend généralement l'existence une fois qu'on les a enfreintes : interdit, entre autres, de parler pendant les repas, de sortir de la salle de télé sans permission, de téléphoner, d'avoir des effets personnels. Et au rang des obligations : tabasser collectivement le premier venu qui déclenche une bagarre.

A 16 ans, Ismaël avait regardé un épisode des Simpson debout dans la salle de télé. Un détenu lui avait ordonné de s'asseoir, lui inculquant une énième règle : interdit de rester debout. Fou de rage, il avait attendu la coupure pub pour fondre sur celui qui lui avait donné cet ordre. En riposte, il avait été bastonné. Lors de sa troisième incarcération, pour un vol qu'il assure ne pas avoir commis, il décide de passer de l'autre côté de la barrière. Ses yeux s'humidifient quand il en parle. «J'avais peur, vous comprenez. Alors j'ai commencé moi aussi à extorquer les autres. Je suis devenu un des chefs, dit-il. Il faut montrer sa méchanceté là-bas.»

La loi du plus fort. Certains parlent d'une «arène de gladiateurs» où il faut trouver une arme au plus vite. D'autres évoquent «la boucherie», le surnom donné, sans équivoque, à l'un des sites. Dans ces lieux, règnent surtout la dépression et l'anxiété, témoigne Mary Buser, ex-cheffe adjointe du département de santé mentale pendant cinq ans. En 2000, elle a jeté l'éponge, écœurée par la situation, et a écrit un livre, Lockdown on Rikers. «Ce qui rend cet endroit unique, c'est l'incertitude des prisonniers sur leur avenir», commente-t-elle. Près de 80 % de la population y est présumée innocente car en attente de procès. On reste là si l'on ne peut pas payer la caution pour attendre son jugement depuis chez soi. L'attente dure parfois des années. Ainsi, Rikers Island est un symbole de l'inégalité qui gangrène le système judiciaire américain. «C'est un endroit pour les pauvres, assène Mary Buser. Et aussi pour les malades mentaux. Ils y sont envoyés faute d'hôpitaux psychiatriques, qui ont fermé les uns après les autres à partir des années 60.»

Méthode cruelle

En 2005, Kathy Morse, 57 ans, a détourné 283 000 dollars au détriment de son employeur. Au total, elle a passé quinze mois à Rikers. La nuit, dans un dortoir pour soixante personnes, cette femme blanche ne fermait pas l'œil. Il fallait rester aux aguets, surveiller le seau en plastique sous son lit qui contenait ses affaires. Ici, pas de casier. Régulièrement, elle se faisait voler. Mais ces expériences sont loin d'être celles qui l'ont le plus traumatisée. Un jour, Kathy Morse a été violée sous la douche par quatre autres personnes détenues. Elle était incarcérée au Centre Rose M. Singer, le quartier des femmes, où, en 2017, plusieurs cas de viols filmés par des caméras de surveillance et non signalés par les gardiens ont éclaté. Kathy n'en dira pas plus. «Je n'ai pas rapporté mon agression. Ça ne m'aurait pas aidée. Au contraire, ça aurait été pire», lâche-t-elle, indiquant qu'elle craignait l'isolement, cette prison dans la prison.

Il en faut en effet peu pour être envoyé dans ces cellules de moins de 3 mètres sur 3 où l'on croupit vingt-trois heures par jour. «On a tendance à penser que cet endroit est rempli de types genre Hannibal Lecter, mais en cinq ans je n'en ai pas croisé un seul, explique Mary Buser. La grande majorité des gens sont là pour des actes non violents. C'est une méthode de management.» Une méthode cruelle, selon elle. «Quasiment tous les jours, on était appelé parce que quelqu'un se fracassait la tête sur la porte de sa cellule, s'enduisait d'excréments ou tenait des propos incohérents. J'ai aussi vu beaucoup de nœuds coulants fabriqués par les prisonniers. Ce n'était pas des cas isolés.»

Force est de constater que Rikers marque durablement ceux qui y séjournent. Pour Kathy Morse, «rien ne sera plus jamais comme avant» : «Je souffre de troubles post-traumatiques. Les bruits de clés qui s'entrechoquent, de portes qui claquent, cela m'angoisse.» Ismaël Nazario, père de deux petites filles, s'estime pour sa part «heureux» aujourd'hui . «La prison c'est la prison, ce n'est jamais agréable. M ais Rikers est une chute libre. Personne ne sait ce qu'il se passe. Ce que j'y ai appris, c'est que je ne veux pas y retourner.»