L'avenue de Beyrouth, une artère généralement animée de la capitale arménienne qui s'étire entre la place de la République, le cœur battant de la contestation à Erevan, et la mairie, est vide et calme ce mercredi matin. Une barricade de deux voitures et quelques étudiants assis par terre bloquent la circulation aux abords de l'administration. «Personne n'est venu travailler ce matin», assure Manvel, qui fait la sentinelle avec quelques autres et ne laisse passer que les ambulances. Une Lexus blanche franchit le cordon sous les applaudissements. «C'était une femme enceinte», explique Manvel. Deux policiers laissent les manifestants faire la police, se tenant légèrement à l'écart. Les Arméniens ont répondu en masse et de bon cœur à l'appel de grève générale et «journée de désobéissance civile» lancée par Nikol Pachinian, le leader d'un mouvement de contestation inédit qui submerge l'Arménie et candidat au poste de Premier ministre, débouté mardi par le Parlement. Au réveil, le pays n'a pas démarré. Partout, les routes et les rues sont fermées. Dans la capitale, aéroport, métro, gares, administrations, tout est paralysé. Idem pour l'un des passages de la frontière entre l'Arménie et la Géorgie.
Erevan a des airs de Paris un 15 août, avec une grande kermesse sur la place centrale. Les gens se donnent la main par dizaines pour danser le «kotchari», cette ronde traditionnelle arménienne. Dans un concert assourdissant de klaxons et de vuvuzelas, des cortèges de voitures stationnent dans les avenues adjacentes, tendues de drapeaux arméniens. Aux carrefours, des jeunes jouent au ballon, tandis que les plus âgés ont installé leurs bancs en travers de la voie. L’humeur est à la fête et au combat.
Douche froide
Le hall de l'Université économique d'Erevan est désert. La plupart des étudiants et des enseignants sont dans la rue, d'autres n'ont simplement pas réussi à arriver jusqu'ici. L'agent de sécurité, Akop, la soixantaine fringante, a passé la journée de mardi sur la place de la République à attendre l'élection de Pachinian. Comme la plupart des gens interrogés, il se plaint de la pauvreté et de la corruption. «Mon fils ne peut pas se marier, il gagne 100 dollars par mois, en travaillant comme cuisinier seize heures par jour. C'est de l'esclavage. Moi je gagne pareil. Quel choix avons-nous ? Voler ? Tuer ? Faire grève !» s'exclame-t-il.
Malgré la douche froide de la veille, Akop est convaincu qu'il n'y a qu'une seule issue à la crise politique. «Même si ça doit prendre du temps, Nikol [Pachinian] arrivera au pouvoir et nous mènera à bon port. Regarde, les Juifs ont suivi Moïse pendant quarante ans en quête de terre promise, on attendra aussi s'il le faut», explique-t-il, philosophe. La comparaison vaut ce qu'elle vaut, mais illustre bien la vénération pour le «candidat du peuple».
Volonté populaire
L’excitation est montée toute au long de la journée, dans l’attente du meeting du soir, et de l’apparition sur scène de Nikol Pachinian, devenu un véritable héros national, et, face au refus du pouvoir de se plier à la volonté populaire, l’incarnation de tous les espoirs de changements, imminents, personne ne semble en douter. Les choses changent à toute allure et malgré la déception de la veille, nul sentiment d’impasse.
Dans l’après-midi, le ministre de la Culture, Armen Amiryan, a remis sa démission, après que des artistes ont organisé un siège pacifique du ministère, armés de leurs voix, instruments de musique et marionnettes.
A la tombée du jour, la place de la République est noire de monde, comme presque tous les soirs depuis plusieurs semaines. Ayant retrouvé son uniforme de campagne, tee-shirt kaki et casquette noire qu'il avait troqués pour la veste-cravate mardi au Parlement, Nikol Pachinian, heureux dans ses baskets, galvanise la foule. «Le peuple d'Arménie a déjà gagné, et il va continuer à gagner !» a-t-il lancé, avant d'expliquer comment se déroulera le vote de mardi prochain. Quelques heures plus tôt, le Parti républicain au pouvoir, celui-là même qui lui a refusé ses voix mardi dernier, a annoncé qu'il soutiendra le candidat choisi par un tiers de députés.
Les autres factions ont également fait des promesses dans le même sens. «Donc, si on tient compte de toutes les déclarations politiques faites aujourd'hui, le candidat du peuple sera élu mardi prochain. L'affaire est réglée. A condition que ces déclarations soient vraies.» Et d'appeler ses partisans à un retour à la vie normale jeudi, tout en restant vigilants et attentifs, prêts à se rassembler de nouveau si la situation le réclame.
Photo Rafael Yaghobzadeh. Hans Lucas