Depuis plusieurs jours, le nom de Selahattin Demirtas, ancien co-leader du Parti démocratiques des peuples (HDP), refait surface dans la presse turque. Et pour cause, même retiré de la vie politique depuis janvier, l’avocat de 45 ans va être désigné par ses partisans, vendredi, pour défier Recep Tayyip Erdogan lors des élections anticipées du 24 juin prochain. Une candidature en tout point hors norme puisque le jeune politicien Zaza (ethnie kurde) vient de passer son dix-huitième mois en prison. Accusé par la justice de servir de bras politique du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, qui mène une lutte armée contre l’Etat turc depuis plus de trente ans, Demirtas est aujourd’hui mis en cause dans dix-huit affaires et risque jusqu’à cent quarante-deux années de prison.
Sûrs du choix de leur candidat, c'est plein d'impatience que plusieurs élus et soutiens du HDP, la formation de gauche, pro-kurde, militant pour les droits des minorités de Turquie, se sont rendus à l'un de ses procès, lundi dernier. L'occasion de venir écouter dans la prison de Silivri, en banlieue d'Istanbul, l'une des rares figures politiques du pays à jouer des coudes avec le président Erdogan dans l'art du discours politique et de la rhétorique. Mais Demirtas n'est pas apparu. «Raisons de santé», ont coupé court ses proches. Dans les rangs du parti, l'inquiétude est ailleurs. Malgré l'absence du prévenu et en dépit de l'appel des avocats à repousser l'audience après les élections, le juge semble bien décider à boucler cette affaire au plus vite : Demirtas et un autre élu du HDP, Sirri Sureyya Önder, risquent cinq ans de prison pour «propagande terroriste». Une condamnation, lors de la prochaine audience le 8 juin, pourrait anéantir la candidature de celui qui, en 2014, avait déjà affronté à la présidentielle Erdogan (9.77 % des voix).
Une campagne atypique
«Oui, il y a un risque, surtout dans ce genre d'affaires, suivies de très près par Erdogan. La plupart des juges sont contrôlés par le pouvoir et leurs décisions sont dictées […] mais Selahattin a été notre co-président pendant cinq ans, il a lutté pour les droits de l'homme comme avocat pendant vingt ans, tout fait de lui un symbole et notre seul candidat», affirme calmement Garo Paylan, député d'Istanbul. Une évidence pour de nombreux analystes : «Il n'y avait en fait pas de meilleur candidat. C'est actuellement le seul capable à la fois de maintenir la base électorale traditionnelle du parti kurde et de l'élargir», estime Vahap Coskun, enseignant à l'université Dicle de Diyarbakir. Dans l'idée, le HDP espère ainsi récupérer certains électeurs, notamment des Kurdes du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation islamo-conservatrice d'Erdogan, refroidis par l'alliance avec les ultranationalistes du MHP ou l'opération militaire d'Ankara contre les Kurdes de Syrie à l'hiver dernier.
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Se profile donc une campagne bien atypique — mais en rien illégale — faite d'échanges avec ses avocats depuis sa cellule de la prison d'Edirne, d'interviews à distance et de publications sur les réseaux sociaux. Avec des sondages oscillant entre 13 % et 15 %, les chances pour Demirtas de rivaliser directement avec le président sortant sont bien minces. Mais l'objectif est ailleurs. «Plus il y a de candidats, moins Erdogan a de chance de passer dès le premier tour. La candidature de Demirtas est donc indispensable pour qu'il y ait un second tour», tranche le politologue Ahmet Insel. D'ailleurs, début avril, lors d'une audience, le leader kurde en était convaincu : «Nous sommes ceux qui vont déterminer l'élection présidentielle. Nous sommes le cadenas. Nous sommes la clef.» L'éventualité d'un second tour serait un fait unique en Turquie et pourrait voir naître un possible front anti-Erdogan.
La place de l'avocat kurde au cœur de la campagne législative du HDP sera capitale lui qui, en juin 2015, avait mené la percée électorale historique de son parti, envoyant avec lui 79 élus au Parlement de Turquie. Tout en privant dans le même temps l'AKP et Erdogan, d'une majorité absolue trustée depuis 2002. «Erdogan reste traumatisé par juin 2015», rappelle Garo Paylan. Menacé, le dirigeant turc a repris la main en novembre suivant, lors d'élections anticipées, organisées sur fond de violences dans les régions kurdes après l'éclatement du cessez-le-feu entre le PKK les forces de sécurité.
Climat nationaliste
Aujourd’hui, si le HDP reste la seconde force d’opposition du pays, le parti est sérieusement fragilisé. En plus de son candidat principal, neuf autres élus — dont l’autre ancienne coprésidente du parti Figen Yüksekdag — ainsi que des milliers de membres du parti ont été arrêtés au cours du vaste tour de vis autoritaire conduit par Erdogan depuis la tentative de putsch manqué de juillet 2016.
Mis au ban de la toute fraîche alliance législative, échafaudée par quatre partis d'opposition portés par le climat nationaliste, totalement boycottés par les télés et journaux pro-gouvernementaux qui cadenassent la scène médiatique turque, les élus du HDP veulent quand même y croire. Tous sont persuadés que le parti, porté par Demirtas, franchira le seuil électoral des 10 % à l'échelle nationale, nécessaire pour siéger au parlement. «C'est indispensable », prévient Ahmet Insel. «Si le HDP ne passe pas ce barrage (en vertu de la loi électorale turque, ndlr), l'immense majorité de ses sièges seront récupérés par l'AKP […] Il en va de la représentation des Kurdes, des minorités et des forces modernistes au parlement de Turquie.»