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Analyse

Ethiopie : chant libre pour la révolte

Les chansons traditionnelles des Oromos, qui estiment avoir été discriminés par les Amharas puis les Tigréens, accompagnent toujours les manifestations de l’ethnie.
Des hommes portant des vêtements oromo traditionnels, à Ambo, à environ 120 km à l'ouest d'Addis-Abeba, en Ethiopie. (Photo Zacharias Abubeker. AFP)
par Vincent Dublange
publié le 11 mai 2018 à 20h06

«Pas une manif sans une chanson, pas de révolution sans sa bande-son», affirme le rappeur havrais Médine. De l'autre côté de la Méditerranée et du Sahara, jusqu'aux sommets des hauts plateaux éthiopiens, la phrase a de l'écho. Pas de musique hip-hop ici, mais de la chanson traditionnelle oromo, reprise en chœur depuis 2015 par les manifestants de l'ethnie la plus nombreuse du pays, qui s'estime marginalisée par les différents pouvoirs, amharas et tigréens, qui se sont succédé depuis la conquête du négus (roi) Menelik II à la fin du XIXe siècle. «Loin d'être une note de bas de page dans l'histoire de la lutte oromo pour la justice et la liberté, musiciens, poètes et créateurs en sont le centre de gravité», explique Awol Allo, maître de conférences en justice sociale et droits humains à l'université de Keele, au Royaume-Uni. Dans un texte publié en mars sur le site African Arguments, l'universitaire éthiopien insiste sur le fait que «les paroles puissantes et poignantes des artistes oromos ont donné une voix et de l'importance à l'indignation du groupe dans son ensemble».

Le 10 décembre, au Millenium Hall d'Addis-Abeba, Abiy Ahmed, alors simple parlementaire, était présent dans la tribune officielle lors d'un concert destiné à récolter des fonds pour les déplacés internes du conflit qui opposait les communautés des régions Oromia et Somali (Libération du 22 décembre). Sur scène, Haacaaluu Hundessaa, jeune chanteur adulé des manifestants «défie les dirigeants oromos à la tribune de faire des pas en direction des aspirations politiques du public oromo. Il exhorte l'auditoire à se regarder dans le miroir, à décoloniser son esprit». Trois mois plus tard, Abiy Ahmed est nommé Premier ministre (lire ci-contre), pour la première fois, un Oromo accède à la tête de l'Etat.

Depuis l'avancée abyssinienne (de la région Abyssinie, dans le nord) en direction du sud et de l'est, et la création de l'Ethiopie moderne, les militants nationalistes oromos se considèrent comme colonisés. Dès cette époque, la musique et la chanson jouent un important rôle social. Les gerarsas, «chansons de geste» oromo, font partie de la culture ancestrale de ces populations nomades qui se sont progressivement fixées et assimilées aux Abyssins. «D'après certains Oromos, c'est même un type de musique qui a toujours fait peur, parce que c'était une musique de résistance, une musique de motivation, qui galvanise», précise la doctorante en anthropologie à l'université technologique du Queensland Anaïs Maro.

Au XXIe siècle, la musique se diffuse beaucoup plus vite. Les urbains la téléchargent sur leurs téléphones mobiles, les ruraux la partagent par l'intermédiaire de clés USB, de cartes mémoires, de réseaux Bluetooth… C'est ainsi que Maalan Jira («quelle est ma vie ?») est devenue la chanson «officielle» du mouvement de 2015 contre le projet d'extension de la ville d'Addis-Abeba, enclavée au sein de la région Oromia. Pour l'universitaire engagé Awol Allo, elle a permis «aux Oromos de se projeter au-delà de l'état de fait présent» et leur montre «que les choses peuvent changer pour le meilleur».