Menu
Libération
Reportage

Ethiopie : dans le bercail d’«Abiy», la fierté oromo retrouvée

Après trois ans de crise sociale et politique, Abiy Ahmed a été nommé chef du gouvernement. L’arrivée au pouvoir d’un membre de l’ethnie majoritaire est une première historique. A Beshasha, le village de sa famille, cette ascension suscite beaucoup d’espoir.
Abiy Ahmed, à Addis-Abeba, le 2 avril 2017. Il a dirigé l’une des deux agences de renseignement du pays avant de commencer sa carrière politique. (Photo EPA. MAXPPP)
par Vincent Dublange, envoyé spécial à Beshasha et à Ambo (Oromia)
publié le 11 mai 2018 à 20h06

«Il était tard, nous attendions tous la nouvelle. Quand elle est tombée, mon grand-père a bondi tout nu de son lit !» Idiam Dafis en sourit encore en racontant l’anecdote dans la cour de la maison familiale. A quelques mètres, son grand-père boit le café traditionnel, bien entouré. Ahmed Ali, 92 ans, a une progéniture nombreuse. Et l’un de ses enfants, Abiy, est devenu le nouveau patron du pays.

Sa nomination est historique car jamais un Oromo n’a occupé les plus hautes fonctions de l’Etat dans l’histoire moderne de l’Ethiopie. Elle intervient après trois ans d’une crise politique et sociale sans précédent, ayant fait vaciller pour la première fois le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF) qui gouverne d’une main de fer le pays depuis 1991. C’est dans la région Oromia que le vent de la colère s’était levé. Ethnie majoritaire (35 % de la population), les Oromos s’estiment marginalisés par l’EPRDF, une coalition de quatre formations régionales dominée par le parti des Tigréens (6 % de la population). Abiy Ahmed, 42 ans, est un homme du sérail. Il a fait carrière au sein de cette coalition et plus précisément de sa composante oromo. Mais, malgré l’étiquette EPRDF, le peuple semble enclin à lui faire confiance.

Sur la route cahoteuse qui mène à Beshasha, la ville natale d’Abiy Ahmed, les caféiers rappellent que l’arabica fut découvert non loin de là, dans la région du Kefa, qui donna son nom à la boisson bien avant qu’on l’encapsule. Ici, le café est la principale richesse et beaucoup espèrent exporter davantage. C’est tout le paradoxe de la région centrale de l’Oromia, la plus grande, la plus peuplée d’Ethiopie, qui concentre des terres fertiles, qui accueille des entreprises, mais dont la population estime que d’autres, notamment venus du nord du pays, en profitent à leur place. Les Oromos disent être maintenus à l’écart du pouvoir et de la croissance économique importante des dix dernières années (autour de 8 % encore en 2018, selon le FMI). En 2015, le déclencheur des manifestations a été le plan d’extension de la capitale, Addis-Abeba, située au milieu de la région Oromia.

Cultivateurs de café

Le nouveau dirigeant s'est engagé à la fin de l'adolescence dans la lutte contre le régime dictatorial, tendance communiste, de Mengistu Haile Mariam. A-t-il participé aux combats ? Les avis divergent mais «Abiy» (en Ethiopie, on n'a qu'un seul nom usuel, accolé à l'état civil à ceux du père et du grand-père) a ensuite été incorporé dans la nouvelle armée nationale, puis a dirigé l'une des deux agences de renseignement du pays, avant de réellement commencer sa carrière politique. Il a été élu au Parlement fédéral en 2010 et 2015 dans sa région natale. Depuis, «il a notamment aidé les cultivateurs de café à s'organiser et exporter sur le marché international, détaille Rais Yassin, l'administrateur du woreda, le district local. Il a aussi fait beaucoup en termes d'infrastructures : école, centre de santé…»

Les habitants de Beshasha se souviennent également de son rôle de médiateur dans le conflit meurtrier qui a opposé chrétiens et musulmans en 2007. «Cela s'est passé pendant la nuit, raconte Berhanu Habtemariam, un des responsables de la petite communauté chrétienne orthodoxe. Des gens ont brûlé l'église, ils ont aussi attaqué des personnes, six sont mortes et vingt-six ont été blessées sérieusement.» Pour quelle raison ? Le septuagénaire dit n'en rien savoir, ou ne veut rien en dire. «Maintenant les gens vivent en paix.» Car Abiy Ahmed est passé. Venu ici deux fois en quelques mois, il a commencé par demander aux militaires déployés de partir. «Les gens n'aiment pas les soldats, explique Kassim Abassimal, l'imam de l'une des mosquées de Beshasha. En faisant ça, il a gagné le cœur des gens. Donc lorsqu'il est revenu, ils étaient heureux de le voir et prêts à accepter ce qu'il avait à dire. C'est comme cela qu'il a pu réussir la réconciliation.»

Dans son village, personne n'imagine appeler le nouveau chef du gouvernement fédéral autrement que «docteur». Musulman par son père, chrétien orthodoxe par sa mère, Abiy a finalement embrassé le protestantisme. A Beshasha, chacun espère qu'il saura panser les plaies du pays : tensions et violences à caractère ethnique, querelles sur le partage des richesses.

Quelques jours après sa prestation de serment, Abiy s'est rendu à Ambo, à une centaine de kilomètres à l'ouest de la capitale, l'un des berceaux de la contestation oromo. Dans le stade de l'université, la foule brise le cordon policier et envahit le terrain pour ovationner au plus près le leader tant attendu. «On a obtenu un Premier ministre après cent ans d'attente. C'est un miracle !» s'exclame Teshome Gutu, un militant du Congrès fédéraliste oromo, parti d'opposition dont deux dirigeants ont été libérés de prison au début de l'année lorsque, de manière inattendue, la coalition a commencé à lâcher du lest.

«Gemechu !» répond, comme en écho, le Premier ministre à la tribune, exprimant son «bonheur» d'être là. Il utilise la langue locale, l'afaan oromo, et non l'amharique, langue de l'administration mais aussi, du point de vue nationaliste oromo, du colonisateur abyssin du XIXe siècle.

Etat d’urgence

Avec cette nouvelle figure à sa tête, l’Ethiopie se donne un visage frais et neuf, en apparence. Car, dans les coulisses, les tenants de l’ancienne garde n’ont peut-être pas dit leur dernier mot. Ils tiennent les services de renseignement, l’armée, et d’importantes entreprises publiques. Laisseront-ils les mains libres au nouveau gouvernement, nommé le 19 avril ? Abiy Ahmed les connaît bien, lui l’ancien lieutenant-colonel qui maîtrise trois langues nationales. Mais, que ce soit en amharique, en afaan oromo ou en tigrigna, il n’a pour l’instant pas encore mentionné l’état d’urgence, en vigueur depuis la mi-février et qui a entraîné l’arrestation d’au moins un millier de personnes. La plupart sont toujours emprisonnés même si quelques têtes d’affiche, une poignée de journalistes, de militants des droits de l’homme et de personnalités politiques, ont été libérés. «Le problème est que la coalition continue d’avoir les mêmes schémas de pensée, explique l’opposant oromo Merera Gudina, lui-même sorti de prison en janvier. Donc cela dépend de la volonté du parti au pouvoir d’en changer. Dans le cas contraire, Abiy ne pourra pas faire grand-chose. Mais je suis prudemment optimiste.»