«Maintenant, il va payer la dette d'un mort.» Hagard, Ibrahim Tobasi égraine un misbaha, le chapelet musulman. «Il s'était endetté pour payer le mariage de son fils, lui offrir un avenir», détaille le propriétaire aux traits émaciés de l'appartement de la famille, au centre de Gaza City. Ce mercredi soir, celle-ci pleure son «martyr», Yazan, 22 ans, père d'un bébé de quelques mois. La tente funéraire a été dressée au pied de l'immeuble, dans une ruelle éclairée par les phares de voitures, quelques néons vacillants et de maigrelettes guirlandes de ramadan. Sur leurs smartphones, ses amis font défiler les clichés de Yazan, allongé sur un lit d'hôpital, avec un orifice rouge à la place de l'œil.
L'allée est cernée de drapeaux du Hamas, qui a revendiqué 50 de la soixantaine de Gazaouis tués le 14 mai par les snipers israéliens à la frontière, dont plusieurs mineurs et une adolescente de 15 ans. Sans préciser s'il s'agissait de sympathisants ou de membres actifs, mais assurant que tous étaient désarmés. Peu importe, Israël s'est saisi de cette déclaration - largement mise en doute à Gaza - pour justifier sa répression sanglante face aux «terroristes du Hamas», bien que Tsahal reconnaisse que seule une douzaine des tués était armée. Une bâche montre Yazan dans un montage photo sur fond vert, avec les blasons de l'organisation. A la mosquée, il a été exhibé enveloppé dans l'étendard du mouvement islamiste. Pourtant, ses proches le jurent : il n'était pas engagé politiquement, n'a jamais fait partie des branches armées, n'était pas plus religieux qu'un autre. Sur Facebook, il faisait des blagues sur le jeûne en amont du ramadan. «Chaque faction veut ses martyrs : elles viennent voir la famille, disent qu'elles paieront les bâches et l'enterrement ; elles les "adoptent", comme on dit», commente un journaliste palestinien, sous couvert d'anonymat.
Epidémie de suicides
«Un jour t'es Hamas, un autre, quand tu t'es fait emmerder par eux, t'es Jihad [islamique]… Ça veut pas dire grand-chose, note Imad, un jeune qui connaît la famille. Quel choix on a ici ? On va pas être pro-Karzai !» Karzai, comme le président fantoche afghan de l'Amérique de Bush : un surnom trouvé pour Mahmoud Abbas, le raïs palestinien. Celui qui leur a coupé le courant et sabré les salaires des fonctionnaires. Le but de ces sanctions : faire plier le Hamas afin qu'il rende les clés du territoire à l'Autorité palestinienne, la sulta en arabe. Sans autre résultat pour l'instant que d'affliger encore un peu plus une population exsangue, malgré la relance, vite avortée, d'un processus de «réconciliation» Fatah-Hamas à l'automne. Cet interminable bras de fer politique a lentement mais sûrement érodé la famille Tobasi, à l'instar de nombreux Gazaouis.
Avec sa moustache drue de pro-Fatah, le père Ibrahim est un policier de la sulta, au chômage depuis une décennie, date à laquelle le Hamas a gagné l'épreuve des armes. Longtemps, les revenus de ces fonctionnaires fantômes constituaient l'un des derniers piliers de l'économie locale. Le mois dernier, les salaires n'ont même pas été payés. Quant à Yazan, qui a grandi en voyant son père se morfondre assigné à résidence, il était agent d'entretien à l'hôpital al-Shifa. Ces derniers s'étaient mis en grève pendant plusieurs semaines au début de l'année, après des mois de paies non versées par les autorités de Ramallah. Dans ce territoire sans échappatoire où le chômage frappe presque la moitié des actifs, cela suffit à dégoûter de la vie. C'est ainsi que Bahaa, un trentenaire gazaoui se présentant comme «gauchiste et dépressif», voit le mouvement de la «Marche du retour». «On est la génération Xanax-Tramadol, on n'a pas d'option : même le suicide, c'est haram, explique-t-il. C'est mettre la honte sur sa famille en faisant un truc de mécréant. J'ai des amis qui voulaient mourir sur les barbelés, pour avoir une porte de sortie acceptable.» Le long de la frontière, une phrase revenait dans la bouche de tous : «Mieux vaut partir en martyr que mourir à petit feu.»
Dans son bureau enfumé, le docteur Fadel Ashour ne s'en étonne pas : «Gaza connaît ces dernières années une épidémie de suicides, plus ou moins cachés par les familles et les autorités», assure le psychiatre. Il y voit une accumulation de causes «qui n'ont rien de psychiatriques». Une décennie de blocus évidemment, l'asphyxie économique mais aussi, ironie tragique, l'ouverture sur le monde des jeunes Gazaouis, dont les moins de 25 ans constituent 75 % de la population. «On a une des populations les plus éduquées du Moyen-Orient, des gosses totalement ouverts sur le monde grâce à Internet, la télé satellitaire, énumère-t-il. Ils savent très bien ce qu'ils manquent, coincés chez leurs parents, sans avenir, sans femme, sans savoir qui combattre. Israël ? Le Hamas ? L'Autorité palestinienne ? Tous sont trop puissants.» Le docteur écrase son mégot : «Ce qu'on a vu ces dernières semaines, c'est une manipulation sociale pour contenir l'explosion imminente.»
«Les temps sont trop durs»
Personne ne sait si la Marche du retour va continuer. Le Hamas a envoyé des signes contradictoires. Le comité d'organisation originel, dépossédé du mouvement, appelle à sa continuité. Un jeune raconte que, vendredi, il s'est rendu à frontière et n'y a trouvé quasi personne. «Pas de transport, plus de tentes, pas d'ambulances… Rien. Comme si le Hamas n'en avait plus rien à foutre, même s'ils disent qu'ils vont continuer. En vérité, ils se sont servis de nous pour parler aux Egyptiens.»
Il règne dans le souk Zawya de Gaza City une drôle d'ambiance. Celle d'un retour à la normale, si une telle chose existe ici, mais sans l'effervescence saisonnière du ramadan. Habitués des traumatismes, les Gazaouis ont repris le cours de leur existence. S'ils disent dédier le mois aux «martyrs», c'est plus la dèche que le deuil qui domine dans les conversations. Iman porte un voile rose comme le tutu de sa fille, à qui elle vient de refuser un fanous, ces rutilantes loupiotes en plastique qu'on offre aux enfants en cette saison. «D'ordinaire, je n'aurais pas réfléchi, mais les temps sont trop durs.» Pour l'iftar (la rupture du jeûne), elle ne fera que deux plats : «Avant, on achetait au kilo, aujourd'hui, c'est en gramme.»
Ce ramadan, avant même le massacre à la frontière, était redouté. Sans argent, comment recevoir la famille ? Que mettre dans les enveloppes qu'on glisse aux aînés ? Les coudes appuyés sur un bac de dattes, Taoufik al-Oukrib, un commerçant, se fait sociologue : «Tout le monde a des dettes. Les seuls qui ont de l'argent, ce sont les familles des factions. Les gens normaux, c'est pour ainsi dire comme s'ils étaient morts.» A la rupture du jeûne samedi, un employé de l'Autorité palestinienne s'est immolé en pleine rue, hurlant sa rage contre la sulta qui ne l'avait pas payé depuis des mois. Un autre cri de désespoir, loin de la frontière.