C’est une mosaïque qui se reconstruit par petites touches. Une anecdote, un souvenir, un dessin ou une photo : chaque témoignage, chaque détail ressuscite un instant la vie d’une communauté. Anglais, Iraniens, Marocains, Italiens, étudiants, retraités, aides-soignants, architectes, familles ou célibataires… Tous vivaient en un seul lieu : Grenfell Tower. Ils symbolisaient, à leur manière, la diversité de Londres. Tous sont morts, asphyxiés et brûlés, lors du tragique incendie de cette tour du nord-est de la ville, le 14 juin 2017.
«Sables mouvants». L'enquête publique a choisi d'entamer ses travaux par les hommages des proches des 72 victimes et depuis le 20 mai, les témoignages se succèdent dans une salle de conférences sans âme, au centre de Londres. Mercredi, comme les autres jours, les interventions ont apporté leurs lots de pleurs et le tout dernier hommage, rendu à la famille Choucair, a dû être interrompu à la suite du malaise d'une parente, submergée par l'émotion. Sirria Choucair, 60 ans, est morte avec sa fille Nadia, son gendre Bassem et ses trois petites-filles, Mierna, Fatima et Zaynab, âgées de 3 à 13 ans. Dans une vidéo, les rires joyeux des enfants, en sortie à la fête foraine, percent les rideaux de larmes. Nabil Choucair, fils de Sirria et frère de Nadia, raconte que leur perte est comme «une noyade dans des sables mouvants, pendant qu'un cancer vous mange de l'intérieur».
Au cours des prochains mois, l’enquête publique auditionnera 519 individus dont 19 enfants - des rescapés, des voisins, des membres des services sociaux ou de santé - et 28 organisations. Présidée par le juge Sir Martin Moore-Bick, elle doit établir les circonstances exactes de la tragédie et les éventuelles responsabilités.
Parallèlement, l’enquête de police en cours déterminera si des poursuites judiciaires doivent être entamées. Pour les victimes, cela ne fait aucun doute. Le revêtement de la tour, installé peu de temps avant le drame, est mis en cause pour sa combustibilité et pour avoir permis la propagation rapide des flammes après le départ du feu, vers minuit. En deux heures, la tour de 24 étages ressemblait à une torche. Les services sociaux du quartier de Kensington and Chelsea, où se trouve Grenfell Tower, sont également visés pour avoir négligé de multiples signalements de conditions dangereuses dans la tour.
«Prenez votre temps, prenez une pause si vous en avez besoin.» Face aux témoignages déchirants, le juge montre un tact impeccable. Aucune limite, en nombre de personnes et en temps, n'a été fixée pour les hommages et chacun est libre de s'exprimer comme il le souhaite, avec ses mots ou assis à côté de quelqu'un qui lit à sa place, ou même par vidéo. Avant chaque diffusion, un avertissement est lancé à la salle que certaines images, de l'incendie ou de funérailles, peuvent choquer. Au deuxième jour de l'enquête, plusieurs personnes, qui n'avaient pas été prévenues avaient quitté la salle en larmes. Chaque témoignage est longuement applaudi.
Le juge Moore-Bick sait qu'il lui faut gagner la confiance des rescapés et des familles des victimes s'il souhaite que le travail de l'enquête soit considéré comme valable. La méfiance face aux autorités est palpable. Beaucoup se sont sentis négligés, oubliés, estiment que leur sécurité avait moins de valeur pour les autorités locales que si leur tour avait été plus «chic», située à quelques rues de là, parmi les maisons de Notting Hill. Le sentiment d'injustice est immense et affleure à nouveau lorsqu'un fils de victime, Mohammed Samimi, explique que son père, qui souhaitait venir d'Iran pour témoigner et se recueillir sur la tombe de son épouse, Fatemeh Afrasiabi, s'est vu refuser un visa.
«Culpabilité». Il faudrait des pages et des pages pour raconter ces témoignages, tant chacun d'eux est poignant. La sœur de Fatemeh, Sakineh, 65 ans, adorait les bus à impériale de Londres, coudre et dessiner. Et elle cuisinait à merveille, notamment une soupe de poissons iranienne, raconte sa fille. «Ma mère a été tuée par la négligence des autorités», dénonce-t-elle. A moitié aveugle, perclue d'arthrose et ne se déplaçant qu'avec un déambulateur, Sakineh n'aurait pas dû vivre plus haut qu'un quatrième étage, mais les services du logement lui avaient attribué un appartement… au dix-huitième.
Au-delà de la douleur et des larmes, percent sans cesse la colère, le sentiment d'injustice, la conviction qu'un tel drame aurait pu être évité. Paulos Tekle a perdu son fils de 5 ans, Isaac. Il est resté dans leur appartement au dix-huitième étage, suivant les consignes des pompiers qui lui ont dit «restez là, on va venir vous chercher». Ils sont revenus, mais trop tard. «Que se serait-il passé si je ne les avais pas écoutés ? Il faut que je vive avec cette culpabilité.»
Un rapport a été publié mercredi par l’organisation caritative Muslim Aid, qui blâme les autorités locales pour leur réponse inadéquate juste après l’incendie. Ce sont les habitants du quartier qui, au début, ont pris en charge l’aide aux rescapés.