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Libération

«Dès qu’Erdogan parle, les cours s’effondrent»

A Istanbul, dans le quartier des changes, l’or est une valeur refuge alors que la livre turque a déjà perdu 20 % face au dollar depuis le début de l’année.
publié le 4 juin 2018 à 20h46

Dans la «rue des Orfèvres», une ruelle étroite accolée au grand bazar d'Istanbul, une foule d'hommes en chemise, deux à trois portables à la main chacun, s'activent à faire les cent pas. Malgré des cris rauques à intervalles réguliers faisant sursauter les touristes de passage ce matin-là, la venelle des vendeurs de devises étrangères la plus célèbre de Turquie est «plutôt calme», à en croire ses habitués. «Mon téléphone ne sonne même pas depuis trente minutes», sourit l'un des négociants. «Aujourd'hui, c'est un jour férié aux Etats-Unis, la Bourse est fermée, on respire un peu ici. Les vagues se calment», souffle Izzetim, vendeur de change depuis dix-huit  ans. En effet, on est bien loin du psychodrame de la fin mai, lorsque la livre turque plongeait à son plus bas niveau et s'échangeait à 4,92 contre 1 dollar américain. Un énième coup dur pour la monnaie nationale qui a déjà perdu plus de 20 % de sa valeur face au billet vert depuis le début de l'année.

Pourfendeur. Si la brèche a été en partie colmatée après la hausse en urgence du taux d'intérêt directeur par la Banque centrale turque, l'inquiétude reste bien palpable. «Dès qu'Erdogan parle, les cours s'effondrent. Il veut rassurer les marchés, il fait l'effet inverse. Il faut que quelqu'un lui dise de se taire, de ne plus intervenir dans l'économie», s'énerve Izzetim. Pas de quoi convaincre l'un de ses collègues qui ne cache pas son soutien pour le leader turc. Si le jeune homme - qui tient à rester anonyme - concède que les temps sont durs pour l'économie turque, Recep Tayyip Erdogan, aux commandes de la Turquie depuis quinze ans, n'en serait pas responsable, bien au contraire : «Parce qu'il est au pouvoir, les pays occidentaux mettent la pression sur la Turquie via les marchés. L'indépendance financière de la Turquie les inquiète», avance-t-il. Un discours qui n'est pas sans rappeler les mots du «Reis», qui s'est récemment converti en pourfendeur du système économique mondial. «Ni les spéculateurs contre les devises, ni le lobby du taux d'intérêt, ni les ennemis de la Turquie, cachés sous le masque d'agences de notation, ne nous importent», dénonçait-il pêle-mêle lors d'un meeting de campagne.

Morosité. Dans la «rue des Orfèvres», les prêches du président Erdogan ne font pas l'unanimité. Il y a une semaine, la supplique du chef de l'exécutif appelant ses «frères» à aller «convertir les dollars et euros cachés sous leur oreiller» en livres turques semble avoir fait chou blanc. A l'hiver 2016, le Reis s'était déjà essayé à un oukase similaire, sans grand résultat non plus. «Les gens d'ici n'ont pas de devises cachées, ils s'en servent pour vivre. Les prix du quotidien ont tous augmenté, tout ce qu'on doit importer : l'essence, la nourriture, l'électroménager», peste Izzetim.

Le recul de la livre turque se couple en effet à une inflation croissante qui frappe directement le porte-monnaie des Turcs. Pourtant, dans les coffres des banques du pays, les devises étrangères sont bien là (l'équivalent de près de 105 milliards d'euros, soit environ 40 % de l'épargne). «Mais aucun de ceux qui ont quelques milliers de dollars ne les convertiront pendant cette période simplement parce qu'Erdogan l'a demandé», reprend le vendeur.

Une morosité ambiante qui ne semble pas affecter Fatih, assis à quelques pas de là derrière le comptoir de sa minuscule échoppe. Dans cette période agitée, ce vendeur d'or du grand bazar n'a pas à se plaindre : le prix du précieux métal en livre turque s'envole (+30 % pour le gramme en l'espace d'un an) et les ventes sont bonnes. «C'est toujours comme ça en période d'élections. Les gens veulent acheter de l'or qui est une valeur refuge. Ils ne font pas confiance à la livre turque.» Un avis partagé par le président Erdogan, qui milite ces derniers temps pour que les prêts internationaux soient libellés en or et non plus en dollar - actuellement bien trop fort par rapport à la livre turque.

«Qu'Allah protège notre pays dans cette période», lance Ugur, l'un des gérants de la boutique Cointral, spécialisé dans les crypto-monnaies et fraîchement installé dans le quartier des changes et des orfèvres. Dans son bureau flambant neuf, qui dénote par son chic avec les boutiques attenantes, l'homme fronce les sourcils lorsqu'il pense à la crise qui menace la Turquie. Mais dans ce malheur national, le businessman espère un changement des mentalités à l'égard de ses bitcoins et autres ethers, considérés pour l'heure comme «inappropriés» par le ministère turc des Affaires religieuses. Et l'entrepreneur de célébrer l'avènement des crypto-monnaies. Des devises «plus démocratiques», promet-il, ne dépendant «d'aucun homme politique ou de gouvernement».