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Analyse

La crise perdure, Ankara endure

Le président Erdogan, qui a toujours bénéficié d’une croissance florissante, voit chuter la livre turque et l’inflation ronger le pouvoir d’achat. Devenue le principal sujet d’inquiétude de la population, la situation économique du pays pourrait peser sur les scrutins du 24 juin.
Dans la zone commerciale près du grand bazar d’Istanbul, en 2013. (Photo Jonas Bendikse. Magnum Photos)
publié le 4 juin 2018 à 20h46

L’attractivité de la Turquie et la bonne forme de son économie, qui ont assuré l’assise au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, pourraient-elles bientôt faire trébucher le «Reis» et mettre un terme à ses quinze années de règne sans partage sur la politique turque ? Si la réponse ne devrait pas se dessiner avant le 24 juin au soir, à l’heure des résultats du double scrutin présidentiel et législatif, une chose est certaine, le charismatique tribun d’Istanbul n’a jamais abordé d’élections avec autant de difficultés. Chahuté dans les sondages par une opposition enfin organisée, le président turc peine surtout à masquer les déboires de sa politique économique. Pas étonnant donc de retrouver le sujet au cœur des stratégies de campagne de la plupart de ses opposants.

Le thème est porteur puisque selon plusieurs sondages, la situation économique du pays est devenue le principal sujet d’inquiétude des Turcs, loin devant les questions de justice ou de sécurité. Alors pour tenter de gagner des voix, Erdogan et ses ministres n’ont pas hésité à taper dans les tiroirs-caisses de l’Etat et annoncé pléthore de cadeaux électoraux. Les quelque 12 millions de retraités du pays se verront ainsi offrir un double bonus de 1 000 livres turques (environ 185 euros). Egalement annoncée, toute une série d’aides fiscales et de programme d’incitations pour les entrepreneurs, au risque de creuser encore un peu plus le lourd déficit des finances publiques. Tandis que plus de 13 millions de bâtiments sans titre de propriété - une pratique courante en Turquie - devraient être «légalisés». Autre marque de fabrique électorale du candidat Erdogan : la promesse de poursuivre les projets pharaoniques, à l’instar du «Kanal Istanbul», cette nouvelle voie maritime artificielle longue de 45 km destinée à désengorger le détroit du Bosphore, l’un des axes les plus fréquentés au monde. Un projet censé flatter l’orgueil national et dont le coût est estimé à 16 milliards de dollars (13,6 milliards d’euros). Pas certain que cela suffise à rassurer les électeurs turcs. Le mal est déjà fait.

«Turbulences»

La liste des voyants économiques dans le rouge ne cesse de s'allonger. Si la Turquie a affiché en 2017 un fringant taux de croissance de plus de 7 %, les prévisions pour cette année ne sont plus aussi optimistes. La faute notamment à un secteur du BTP - moteur de la croissance du pays lors de la dernière décennie - qui montre aujourd'hui de clairs signes de surchauffe. Autres inquiétudes : un taux de chômage officiel qui se maintient aux alentours des 11 % (17 % selon nombre d'experts) et qui atteint le double chez les jeunes, ainsi qu'une inflation tenace, qui campe solidement autour des 12 %. «Même si l'on ne parle pas encore de crise, en Turquie, beaucoup de gens souffrent déjà de cette situation économique et ces turbulences affectent les milieux modestes», explique l'économiste indépendant Mustafa Sönmez. Et cet éditorialiste d'Al-Monitor de rappeler : «Parmi ces gens-là, une part importante a soutenu Erdogan et l'AKP parce qu'ils ont pu bénéficier de plein de choses, comme l'accès à la santé, au crédit, aux infrastructures […]. Mais cela pourrait ne pas suffire pour garder certains de ces électeurs s'ils perdent leur emploi et si leur pouvoir d'achat continue de diminuer.» A en croire cet observateur avisé de la Turquie, un premier «avertissement» pouvait se voir lors de la très courte victoire d'Erdogan au référendum d'avril 2017, notamment marqué par des revers électoraux dans plusieurs grandes villes, jusque-là acquises à l'AKP.

Interventionnisme

Mais dans les trois semaines à venir, Recep Tayyip Erdogan aura également la lourde tâche de rassurer les partenaires économiques de la Turquie, déstabilisés ces derniers temps par les sorties peu orthodoxes en matière d'économie du président turc. Sur la scène nationale, le courroux du chef de l'exécutif se concentre régulièrement sur la Banque centrale turque et son «entêtement» à maintenir un taux d'intérêt directeur élevé (une nouvelle hausse est attendue jeudi) pour lutter contre l'inflation qui ronge le pouvoir d'achat. Le Président y voit un dangereux frein à l'emprunt des ménages et à la croissance.

Cet interventionnisme du chef de l’Etat inquiète de plus en plus des investisseurs internationaux qu’Ankara doit pourtant ménager, rappellent les économistes. Le pays dépend lourdement des flux de capitaux étrangers pour financer les plus de 50 milliards de dollars de déficit de son compte courant. Une situation d’autant plus dangereuse qu’au cours des derniers mois, la livre turque a été malmenée face au dollar et à l’euro. Des aléas de la monnaie nationale qui ont de quoi donner des sueurs froides aux entreprises turques, qui accumulent une dette en devises étrangères de plus de 200 milliards de dollars, dont un tiers vient à échéance dans l’année.