Sous la torpeur saisonnière du ramadan, la colère bout encore à Gaza. C'est en tout cas ce qu'entend démontrer le Hamas ce vendredi, en ressuscitant officiellement le mouvement de manifestation à la bordure israélienne, cette «Marche du retour» qui a déjà coûté la vie à plus de 120 Gazaouis, tombés sous les tirs des snipers israéliens, et fait des milliers de blessés par balles claudiquant aux quatre coins de l'enclave côtière sous blocus.
Jeudi après-midi, alors que les habitants sortaient faire leurs achats pour l'iftar, la rupture du jeûne à venir, les rues commerçantes s'emplissaient des appels à manifester émanant des enceintes attachées sur le toit de camionnettes ou disposées à l'entrée du souk. Le mot d'ordre : «Un million de personnes pour Jérusalem.» Message relayé dans les mosquées et référence explicite et assumée à la «Journée d'Al Quds (Jérusalem en arabe, ndlr)». Le Hamas a décalé la reprise de la «Marche» de quelques jours pour coïncider avec ce rendez-vous iranien célébré par des marches militaires à Téhéran ainsi qu'au Liban par le Hezbollah et à Gaza par le Jihad islamique, la plus «iranienne» des factions palestiniennes. A l'occasion d'une interview télévisée le mois dernier, Yahya Sinwar, le leader du Hamas à Gaza, s'était efforcé de mettre en exergue les liens de son mouvement avec l'Iran. Une façon de nier son isolement, et un nouvel argument utilisé par les Israéliens pour lier sur la scène internationale la situation à Gaza aux menaces iraniennes.
Après la sanglante répression israélienne du 14 mai – plus de 65 Palestiniens tués en un jour – le Hamas avait étouffé la poursuite de la Marche du retour, réduite à quelques rassemblements sporadiques. Officiellement le temps du deuil et du ramadan, mais avant tout pour se donner le temps de négocier avec Tel-Aviv, via Le Caire, un assouplissement du blocus et un package humanitaire, tout en cherchant à freiner l'escalade avec l'appareil militaire israélien qui menaçait de lancer une campagne d'assassinats ciblés sur ses leaders.
Entre-temps, rien ne s’est passé comme prévu, dans un lent dérapage plus ou moins contrôlé des deux côtés, culminant le 29 mai avec une aussi soudaine qu’intense poussée de fièvre. Ce jour-là, des dizaines de roquettes avaient été tirées par les factions armées de Gaza, en riposte à la mort de trois membres du Jihad Islamique causé par un tir vraisemblablement mal calibré d’un tank israélien, lui-même en représailles à la découverte d’un engin explosif à la frontière. L’éternel engrenage. En réponse, Tsahal avait détruit une soixantaine de sites militaires palestiniens, s’assurant qu’ils étaient vides. A la fin de la journée, zéro victime de part et d’autres. Une sorte de déchaînement retenu, chacun cherchant à avoir le dernier mot sans retomber dans la guerre.
«Cerfs-volants terroristes»
L’épisode a néanmoins fait basculer la Marche du Retour, ou du moins son prolongement, hors du discours pacifiste à la Gandhi momentanément adopté par le Hamas, qui ne cherche plus à masquer sa mainmise sur ce mouvement à l’origine populaire et apolitique.
A Gaza, une morbide opération de récupération des martyrs – le Hamas s'attribuant l'affiliation d'au moins cinquante manifestants tués le 14 mai – a entraîné plusieurs échauffourées lors des enterrements, le Fatah cherchant à défendre les siens, dont la jeune secouriste Razan al-Najjar, tuée à la frontière vendredi dernier. Une mort que l'armée israélienne a cyniquement attribuée à son «rôle de bouclier humain», assumant des tirs «non-intentionnels»… Cette semaine, le Fatah a annoncé se retirer du comité d'organisation en protestation contre «l'attitude du Hamas, qui a pris en otage la Marche et transforme les manifestants en simple numéro pour sa propagande», a expliqué à Libération Atef Abu Saif, le porte-parole fatahoui dans l'enclave.
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Autre survivance du mouvement, les cerfs-volants palestiniens incendiaires, de plus en plus perfectionnés, ont brûlé ces derniers jours plus de 900 hectares de champs et de parcs naturels côté israélien, causant, selon les autorités, plus de 2,5 millions de dollars (2 millions d'euros) de dégâts. En réponse, le ministre de la Sécurité intérieure, Guilad Erdan, a appelé à «liquider» ceux «qui manipulent les cerfs-volants terroristes». Ces derniers devraient être en nombre vendredi après-midi à la frontière.
L'implication de l'Iran, avancée régulièrement par les officiels israéliens, se fait volontairement manifeste. Les médias pro-Hamas font courir la rumeur de chèques de 500 dollars signés par Téhéran à chaque famille de martyrs, de même que la promesse de repas à la rupture du jeûne. Ces derniers jours, sur Twitter, le Guide suprême iranien, Ali Khamenei a multiplié les saillies virulentes contre Israël, «tumeur cancéreuse», «régime barbare» et «complot transrégional», nécessitant d'être «éradiqué»… Jeudi, Tsahal a largué sur Gaza des tracts exhortant les habitants à ne pas se rendre à la clôture de séparation, soulignant cette influence extérieure : «Le Hamas fait de vous un pion pour avancer son plan étriqué, derrière lequel se trouve l'Iran chiite, qui cherche à embraser les tensions dans les régions pour ses propres intérêts sectaires et religieux.»
A Gaza, certains prédisent, plus résignés qu'enthousiastes, un 14 mai-bis. Difficile de jauger de l'assise populaire de cette reprise du mouvement, dont les contours sont plus flous que jamais. Pour sa part, l'armée israélienne a laissé entendre qu'elle avait de «nouveaux moyens non-létaux» pour faire face aux manifestants, soucieuse de contenir les condamnations internationales. Elle n'en a pas moins doublé la présence de ses hommes et simulé hier des raids aériens d'envergure sur Gaza. Pendant ce temps, les motos «touktouk» palestiniennes chargées de pneus faisaient leur chemin vers la frontière.