Menu
Libération
Reportage

Au Mexique, les journalistes ont une «cible dans le dos»

En deux semaines et demie, quatre reporters ont été assassinés dans le pays, le plus dangereux pour la profession après la Syrie. A moins d’un mois de l’élection présidentielle, les autorités sont pointées du doigt pour leur inaction.
Des journalistes ont dénoncé les meurtres de plus de 140 de leurs confrères depuis 2000 au Mexique, en face du Palais national de Mexico, le 1er juin. (Photo Yuri Cortez. AFP)
publié le 10 juin 2018 à 17h46

C'est son fils Eduardo, 20 ans, qui a découvert le cadavre d'Alicia Díaz González baignant dans une mare de sang. Journaliste pour le quotidien économique El Financiero, cette mère de famille de 52 ans a été assassinée à l'arme blanche le 23 mai dans sa maison de Monterrey, dans le nord-est du Mexique. Cinq jours plus tard, dans l'Etat de Tamaulipas, le corps meurtri de Héctor González Antonio, battu à mort, a été retrouvé dans une rue. Le 2 juin, dans l'Etat d'Oaxaca, la jeune photographe María del Sol Cruz Jarquín a été assassinée en même temps que la candidate dont elle couvrait la campagne. Quant au journaliste radio Juan Carlos Huerta, il a été abattu le 15 mai à bord de sa voiture, près de son domicile de Villahermosa, dans le Tabasco.

C'est en l'espace de deux semaines et demie seulement que ces quatre journalistes mexicains ont été assassinés. Cela porte à sept le nombre de reporters tués (un autre est porté disparu depuis janvier) en 2018 au Mexique, deuxième nation la plus périlleuse pour la profession. L'an dernier, au moins onze journalistes y ont été tués selon Reporters sans frontières (RSF), un de moins qu'en Syrie mais davantage qu'en Afghanistan (neuf) et en Irak (huit).

«La liste des journalistes assassinés au Mexique s'allonge inexorablement sans que le gouvernement ne prenne de décision courageuse, déplorait il y a quelques jours le directeur du bureau Amérique latine de RSF, Emmanuel Colombié. La situation devient intenable et la responsabilité du futur président pour enrayer cette spirale est immense.»

«Faire fuir»

Le 1er juillet, les Mexicains éliront le successeur d'Enrique Peña Nieto, dont le mandat de six ans a été marqué par une recrudescence généralisée de la violence et de la corruption. Avec plus de 25 000 homicides, 2017 a été l'année la plus meurtrière de l'histoire moderne du pays, plongé dans une spirale que rien ne semble pouvoir enrayer. Les journalistes locaux paient un lourd tribut : 42 assassinats sous l'ère Peña Nieto, plus de 140 morts ou disparus depuis l'an 2000, selon l'association de défense de la liberté de la presse Articulo 19.

Le 1er juin, une quarantaine de journalistes ont manifesté leur colère et leur désarroi devant le Palais national, sur le Zócalo, la place centrale de Mexico. «Jusqu'à quand continueront la mort, les menaces, la censure ?» ont-ils interrogé. Ils ont distribué des tracts aux automobilistes et accroché les portraits de leurs confrères assassinés cette année sur les barrières métalliques protégeant l'édifice. Sur le sol, à l'attention des autorités et des politiques, leur leitmotiv «Ustedes quieren votos, nosotros justicia» («vous voulez des votes, nous la justice») était peint en grandes lettres blanches.

Dans un communiqué rageur, ces journalistes insistent sur la responsabilité des autorités - que ce soit aux niveaux local, des Etats ou fédéral - dans ces violences. «Nous voulons que les choses soient dites clairement : les autorités jouent un rôle fondamental dans cette horreur. Elles sont auteures de plus de 60 % des agressions que nous subissons et dans 100 % des cas, ce sont également elles qui s'assurent qu'il n'existe ni vérité ni justice.»

Mónica González, photojournaliste mexicaine qui collabore avec plusieurs titres nationaux et internationaux, dont El País, et a beaucoup travaillé sur le sujet très sensible des personnes disparues, partage son expérience : «On a souvent essayé de m'intimider pendant un reportage, de me prendre mon matériel, et presque à chaque fois, c'était le fait des forces de sécurité, qu'il s'agisse de la police locale, fédérale ou de l'armée», explique-t-elle à Libération.

Membre du collectif Periodistas de a Pie («journalistes debout»), fondé en 2007 pour «élever la qualité du journalisme au Mexique» et focalisé depuis 2010 sur la défense de la liberté de la presse, Mónica González estime que les reporters mexicains ont désormais «une cible dans le dos». Et que les violences à leur encontre visent un objectif précis : «Faire fuir les journalistes, les empêcher de se rendre sur le terrain, pour éliminer tout type de couverture médiatique négative.»

Face aux risques accrus pour les journalistes, mais aussi pour ceux qu'ils rencontrent, la profession a dû adapter ses méthodes. Les photographes en particulier. «Nous sommes toujours en première ligne, dit Mónica González, pour qui le travail de préparation et de prise de contact en amont est plus crucial que jamais. Notre seule protection, ce sont les gens car, eux, contrairement aux autorités, ont envie qu'on parle de leurs problèmes. Se rendre quelque part avec des membres des communautés locales ou des activistes, c'est notre bulle de sécurité.» Longtemps critiqué pour son inaction, le gouvernement mexicain a créé en 2012 le mécanisme de protection pour les défenseurs des droits de l'homme et les journalistes, censé accompagner les personnes menacées. Mais les ONG jugent ce programme déficient, en raison notamment de l'implication persistante des autorités dans les violences et de l'impunité dont bénéficient les responsables.

Aide psychosociale

Le dernier rapport officiel sur les délits contre la liberté d'expression illustre cette impunité criante. Sur la période 2010-2016, 798 enquêtes ont été ouvertes pour menaces, abus de pouvoir ou violences envers des journalistes. Dans 101 cas, le ou les agresseur(s) présumé(s) ont été présentés à un juge. Mais seules deux condamnations ont été prononcées. Véritable fléau national, cette impunité suscite des critiques régulières de la part de la communauté internationale. «C'est un problème central. L'impunité renvoie aux Mexicains et au reste du monde l'image d'un pays où commettre des crimes contre des journalistes ne débouche sur aucune réponse, déclarait il y a quelques mois à Libération le rapporteur spécial de l'ONU sur la promotion et la protection de la liberté d'opinion et d'expression, David Kaye. Le taux d'impunité dépasse les 99 % et cela ne fait qu'encourager davantage de violences.»

Après l'assassinat de Héctor González Antonio, correspondant du quotidien Excélsior dans l'Etat de Tamaulipas, où il enquêtait sur la criminalité, l'Union européenne a de nouveau critiqué l'inaction de la justice mexicaine. «Nous exprimons notre préoccupation face au manque de résultats des enquêtes ouvertes pour éclaircir les cas antérieurs d'assassinats de journalistes», a souligné la délégation de l'UE au Mexique dans un communiqué.

Menacés de mort, certains journalistes et photoreporters mexicains finissent par fuir leur Etat d'origine. Beaucoup trouvent refuge à Mexico. D'autres optent pour un exil temporaire à l'étranger. A Barcelone, l'ONG Taula per Mèxic a ainsi lancé en 2017 un programme d'aide aux «journalistes réfugiés». Trois ont déjà été accueillis dans la cité catalane pour une période de trois mois uniquement, en raison de restrictions migratoires. Grâce au soutien financier et politique de la mairie de Barcelone, le programme va être étendu en 2018. «Nous espérons accueillir six journalistes cette année, et ils pourront désormais rester de six mois à un an. Nous étudions également la possibilité qu'ils viennent avec leur famille», explique Vanina Zontella, de Taula per Mèxic.

A leur arrivée, les journalistes mexicains bénéficient d'un logement, d'une aide psychosociale et d'un accès à des formations. Ceux qui le souhaitent peuvent témoigner de leur situation lors d'émissions de radio ou de conférence de presse. Avant, sans doute, de repartir s'y confronter. Car en dépit des menaces qui pèsent sur eux ou leur famille, conclut Vanina Zontella, «tous ou presque veulent retourner au Mexique et continuer à exercer leur profession».