Après une lourde averse qui vient de balayer la ville de Dilovasi, quelques hommes profitent d’une courte accalmie pour respirer un peu d’air frais à l’extérieur de l’hôpital municipal. Juché sur les hauteurs de la ville, l’établissement offre une vue vertigineuse sur ce district de quelque 47 000 âmes, à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Istanbul. Les rayons du soleil et les coins de ciel bleu tout juste arrachés à la grisaille ambiante ne parviennent pas à égayer la froideur de ce paysage d’acier.
A l’image du reste de la province de Kocaeli, centre névralgique de l’industrie turque (environ 37 % de la production automobile, 28 % du secteur chimique et 19 % de la métallurgie en 2016), la ville de Dilovasi s’est dédiée corps et âme au secteur secondaire. Ici, l’usine a pris le dessus sur l’homme. Les habitants se sont nichés dans les pentes de la ville, quand le fond de la vallée et les bords de la mer de Marmara ne sont qu’un vaste dédale de hangars et de cheminées d’où s’échappent d’épais nuages aux couleurs inquiétantes.
Dunes de charbon
Rentrés dans l'hôpital, les quelques hommes qui étaient sortis prendre l'air s'affairent maintenant près de la chambre du muhtar - le chef de quartier - Mehmet Sirin Baris. Chacun de ses proches s'aventurant auprès du lit du malade ressort dans le couloir les yeux rougis. C'est une figure locale qui est en train de s'éteindre, devenue célèbre par sa lutte obstinée pour protéger la vie des habitants de Dilovasi, l'une des villes les plus polluées de Turquie. «En luttant contre cette pollution, il s'est tué», enrage son frère Mahmut, gaillard robuste bataillant pour ne pas laisser l'émotion le submerger. En ce mardi de mai, à 57 ans, le «patron» du quartier de Turgut-Ozal a perdu son combat contre une cirrhose du foie et un cancer de l'estomac, lui qui n'a «jamais fumé, ni bu», jurent ses proches.
Pour Mahmut, le mal qui rongeait son frère ne devait rien au hasard. «Il est connu de tous», explique-t-il, en pointant son doigt en direction de l'usine de charbon Kosb, à moins d'un kilomètre de l'hôpital. Comme pour mieux les fondre dans l'ambiance curieusement bucolique des environs de Dilovasi, la plupart des bâtiments de l'entreprise ont été peints en vert. Pourtant, pas de quoi duper les habitants qui regardent les dunes de charbon avec appréhension. «Le vent venu de la mer Noire souffle sur le charbon entreposé à l'extérieur et disperse une poussière noire partout. On la voit tous les jours sur nos vitres», s'inquiète Firat, mi-coiffeur, mi-activiste de l'association de protection de l'environnement Ekos-Der.
En première ligne de cette menace flottante, les quartiers pauvres de la ville où vivent essentiellement des familles kurdes installées ici au fil des années. Beaucoup dénoncent d'ailleurs la proximité de l'usine avec les habitations. «Ici, encore plus qu'ailleurs dans la ville, les cancers de la peau, de l'estomac et des poumons sont monnaie courante», lâche Firat. De son côté, l'usine Kosb nie en bloc. «Ces accusations sont infondées. Il n'y a aucune donnée scientifique pour les étayer», explique sa chargée des affaires administratives. Et de lister les nombreuses mesures prises par l'entreprise pour protéger l'environnement. Jamais assez pour rassurer la population de cette ville transformée en gigantesque usine à ciel ouvert. Ici, tout le monde semble avoir accepté de cohabiter avec cette épée de Damoclès invisible au-dessus de leur tête. Mais les effets sont bien réels.
Selon la chambre des ingénieurs environnementaux de la ville (CMO), Dilovasi ne bénéficie que de cinquante-cinq jours d'air sain par an (selon les critères de l'OMS). Conséquences : dans le district, le taux de mort par cancer avoisinerait les 32 %, près de trois fois plus que la moyenne turque - et mondiale -, pointe une étude relayée par le quotidien Habertürk. A quoi s'ajoute un sinistre chapelet d'autres maux : «Ici, 18 % des décès sont dus à des maladies liées à l'asthme ou à des problèmes d'obstruction des poumons», précise Sait Agdaci, le président la CMO. Un mal que Hakan, logisticien quadragénaire, ne connaît que trop bien. Dès le seuil de sa maison franchi, un léger vrombissement en provenance du salon attire l'attention. Le regard fatigué, sa fille Gülümsün, 8 ans, est assise dans un fauteuil un masque posé sur la bouche et le nez. A 9 mois, la petite fille a été diagnostiquée avec de l'asthme et des troubles respiratoires.
«Pas de répit»
Avant que la machine ronronnante ne fasse son entrée dans la famille, «on devait parfois aller cinq fois par jour à l'hôpital, se rappelle sa mère, Selma. Le docteur pense que cela vient de l'environnement ambiant». Rien de surprenant pour cette jeune maman : «J'ai toujours vécu dans ce quartier, j'ai été enceinte ici, c'est normal qu'elle ait été affectée.» Bien qu'il soit un électeur de l'AKP, le parti islamo-conservateur à la tête de la municipalité, Hakan n'en reste pas moins très critique de l'inaction des autorités locales. «Ils ne semblent pas s'inquiéter de l'avenir de nos enfants. A chaque période d'élections, les partis nous disent que les problèmes liés aux usines seront réglés», explique-t-il, présageant déjà des futures promesses de campagne pour les législatives du 24 juin, le même jour que la présidentielle.
«Bien sûr qu'on veut une ville plus saine, plus propre, mais ce n'est pas de notre compétence», se dédouane Sebahattin Gültekin, chargé de presse pour la mairie. Face aux six zones industrielles spéciales (OSB) qui regroupent plus de 2 000 entreprises, les pouvoirs locaux semblent bien désarmés. «Elles ont leur propre réglementation, la mairie ne décide pas de l'implantation. Ces entreprises relèvent de la compétence du gouverneur», esquive-t-il. Contacté par Libé, le regroupement des OSB de Dilovasi se mure dans le silence. En 2016, la Commission de Bruxelles s'inquiétait du trop lent alignement d'Ankara sur les standards européens en matière de pollution industrielle et de gestion des risques.
«C'était en amont qu'il fallait prendre des précautions. Maintenant, avec le poids financier que représente l'industrie ici, c'est très dur de revenir en arrière et de changer les choses», peste Salih Gün, ancien député d'opposition (Parti républicain du peuple) de la région et maire de Tavsancil, en périphérie de Dilovasi. «Face à cet enjeu économique, les élus sont eux aussi démunis, estime-t-il. En 2007, j'étais à la tête d'une commission parlementaire pour inspecter la région et rendre un rapport au ministère de l'Environnement.» Résultat : «Depuis, 500 à 600 nouvelles usines ont vu le jour. Et pas de répit pour les habitants. Aucune famille n'est épargnée à "Cancerville"», lâche ce rescapé d'une tumeur au poumon, avant d'interpeller un homme assis en face de lui. «Ta mère est morte du cancer n'est-ce pas ?» l'interroge-t-il. «Oui, et mon voisin de 21 ans vient de s'en faire diagnostiquer un à la prostate», dit l'intéressé.
Pourtant, depuis près de quinze ans, le professeur Onur Hamzaoglu n'a eu de cesse de tirer la sonnette d'alarme. «Dès 2004, il a produit une étude sur les causes de décès à Dilovasi puis une autre sur la présence de métaux lourds dans le lait maternel et dans les selles des nouveau-nés», rappelle Nilay Etiler, professeure en santé publique et ancienne collègue d'Hamzaoglu, tous les deux renvoyés de l'université de Kocaeli.
Collimateur
Régulièrement visé par les autorités locales pour ses rapports, le scientifique est aujourd'hui emprisonné pour ses prises de position sur la question kurde. «Il faut rappeler que le thème du développement économique est une question centrale de la politique de la Turquie, quels que soient les partis au pouvoir. Alors dès qu'un scientifique pointe du doigt quelque chose, l'Etat à un réflexe d'autodéfense», poursuit la chercheuse.
Un sort similaire semble aujourd'hui menacer Bülent Sik. Cet enseignant - également exclu de son université -est actuellement dans le collimateur de la justice pour avoir divulgué au public les résultats d'une enquête sanitaire commandée par le ministère de la Santé portant sur trois régions du pays, dont la province de Kocaeli. «Les conclusions de l'étude ont montré que, dans ces régions, les prélèvements de terre, d'eau, d'aliments et d'air de certaines zones résidentielles contenaient des substances chimiques toxiques en quantités susceptibles de causer des dommages à la santé. La quantité d'arsenic, de plomb, d'aluminium dans l'eau par exemple dépassait les limites préconisées par l'OMS», s'inquiète-t-il. Mais révéler ces chiffres reviendrait à «reconnaître la responsabilité du gouvernement, explique le chercheur. C'est la raison la plus déterminante pour expliquer leur volonté de taire les résultats de l'étude.»
«Vous savez à quoi servait cette région avant ?» interroge Ali (1), assis sur sa terrasse, surplombant Dilovasi. «C'était le verger de l'Empire ottoman», précise-t-il, en regardant avec amertume cette plaie industrielle au cœur de la verdure. Pourtant, personne ici ne songe à partir, faute de moyens. Dénoncer les agissements des entreprises ? «On a fait des actions, on s'est plaints auprès de la mairie, on a fait venir des médias turcs, mais rien n'a changé. Et plus de la moitié des familles ici sont constituées d'ouvriers, donc évidement, s'ils se plaignent, ils perdent leur travail», explique l'un des frères d'Ali. Et de présager : «Le poids industriel est trop important ici. L'activité continuera, qu'importe le nombre de morts.»
(1) Le prénom a été modifié.
Photos Barbaros Kayan