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Libération
Récit

Avec Gustavo Petro, la Colombie découvre le choix électoral

Habitué des duels entre candidats de droite voire d’extrême droite, le pays voit pour la première fois, dimanche, un candidat de gauche disputer le second tour de la présidentielle. Une avancée démocratique qui survient après la fin de la guérilla des Farc.
Gustavo Petro, le 27 mai à Bogotá, à l’annonce de sa qualification au second tour. (Photo Ricardo Mazalan. AP)
publié le 15 juin 2018 à 19h46

Avec un candidat de gauche et un candidat de droite qui s’affrontent frontalement au second tour ce dimanche, la Colombie connaît une élection présidentielle telle qu’elle en a rarement vécu, expérimentant des débats d’opinion, la passion politique et d’une certaine manière… la démocratie ou, en tout cas, un clivage droite-gauche inédit sous ces latitudes. Car depuis plus de vingt ans, le pays a été condamné à choisir entre des candidats de droite voire d’extrême droite, excluant d’emblée toute possibilité de gauche, selon l’argument que celle-ci était irrémédiablement liée à la lutte armée. «Une démocratie sans gauche est comme une démocratie sans droite, elle sera toujours boiteuse», soulignait avant le premier tour l’éditorialiste Maria Jimena Duzán.

Un vote d’opinion

L'accord de paix conclu en novembre 2016, entre le gouvernement du président sortant, Juan Manuel Santos, avec les Farc, le plus ancien groupe de guérilla de la région devenu depuis le parti de la Force alternative révolutionnaire commune, a sans aucun doute changé la donne. Et si tous les sondages prédisent depuis longtemps la victoire du très à droite candidat Iván Duque Márquez (Centre démocratique), un suspense, infime, mais nouveau, règne à quelques jours de l'élection. «Le premier tour a montré qu'on ne vote plus désormais en Colombie en fonction des réseaux clientélistes, mais qu'il existe un vote d'opinion, une citoyenneté civique, et c'est un vrai changement politique», explique le politologue Yann Basset. Car avec son mouvement Colombia Humana (la Colombie humaine), l'ancien guérillero du M-19 (légalisé en 1991) et ex-maire de Bogotá (2012-2015) Gustavo Petro a non seulement réussi le pari historique de se hisser au second tour - du jamais-vu pour la gauche - mais aussi de déclencher un élan d'enthousiasme politique assez inédit, qui s'étend non seulement à la capitale, mais aussi aux régions les plus reculées, et qui se retrouve très joyeusement sur tous les réseaux sociaux.

En témoignent par exemple ces «abeilles», qu'on retrouve un peu partout, en vignette sur les réseaux sociaux, ou portées en déguisement dans les meetings ou dans les lieux publics. La faute à l'ancien président Alvaro Uribe, qui a dû ajourner il y a une semaine une réunion électorale dans le département de Cesar dans le nord du pays, à cause d'une attaque «bioterroriste» d'abeilles qui, selon certains partisans d'Iván Duque, aurait été orchestrée par les «pétristes». Après enquête de la police, il s'est avéré que les pales de l'hélicoptère de l'ancien président et mentor d'Iván Duque ont effrayé un essaim en atterrissant… causant des piqûres à au moins quinze personnes. Les étudiants qui font campagne depuis des semaines pour Gustavo Petro ont évidemment sauté sur le symbole et courent depuis dans les rues de Bogotá. Ils montent inlassablement dans les bus et arrêtent la circulation en disant «Nous sommes les abeilles de Gustavo Petro», et tentent, arguments à la clé, de rallier un à un des partisans.

Les deux candidats diffèrent sur la plupart des sujets et les Colombiens choisiront ce dimanche deux visions du pays radicalement distinctes. D’abord sur l’accord de paix qui a mis fin au conflit d’un demi-siècle avec les Farc. Gustavo Petro entend en effet consolider cet accord et poursuivre les réformes nécessaires à sa mise en œuvre. Iván Duque, au contraire, a assuré qu’il serait modifié notamment pour garantir des peines de prison minimales aux ex-guérilleros et les empêcher de siéger au Congrès.

Sur la drogue aussi, puisqu’Iván Duque, opposé à toute légalisation, souhaite supprimer la «dose minimale» qui autorise depuis 2009 la consommation personnelle de substances illicites. Gustavo Petro appelle, lui, à une conférence internationale sur l’échec de la lutte contre les drogues et souhaite permettre aux cultivateurs de coca d’obtenir des terres fertiles pour qu’ils abandonnent leurs cultures.

Les «douze commandements»

En dépit de son look jeune, Iván Duque est soutenu par la classe politique traditionnelle avec tout ce qu'elle a de plus rétrograde en Colombie. Tandis que Gustavo Petro, stigmatisé par les grands médias qui le présentent depuis des mois comme un «populiste de gauche», rallie de plus en plus de personnalités, intellectuels, artistes et universitaires, dont beaucoup n'ont pas forcément l'habitude d'afficher leurs votes. Le 8 juin, l'excentrique et respecté Antanas Mockus, qui fut maire de Bogotá (2001-2004) et candidat à la présidentielle (en 2010), a rallié de manière spectaculaire la campagne de Gustavo Petro, après avoir soutenu au premier tour le candidat outsider Sergio Fajardo. Avec Claudia López Hernández, sénatrice des Verts qui avait également pris parti pour Fajardo, il a fait signer à Gustavo Petro «douze commandements», de «Je n'exproprierai pas» à «Je respecterai l'état de droit» en passant par «Je nommerai les plus capables». Cela ne suffira sans doute pas à faire une majorité.