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Coupe du monde

Rostov-sur-le-Don : les Cosaques se remettent en selle

En pleine réappropriation de leur identité et de leur culture, les représentants de ce peuple historiquement militaire sont entrés en masse au service de l’Etat russe pour garantir l’ordre public et défendre les valeurs «traditionnelles».
Les cavaliers cosaques paradent sur les rives du Don, lundi avant le début du match. (Photo Sergey Ponomarev)
publié le 19 juin 2018 à 19h56

Dans un tourbillon de sable scintillant, ils s’en vont vers le soleil couchant, font demi-tour juste avant le grand pont Vorochilovski, qui enjambe le Don, et reviennent au trot pour s’aligner à la lisière de l’eau, dos au fleuve. Les chevaux trépignent dans la lumière tombante, les cavaliers attendent le signal pour repartir. Le petit détachement équestre des Cosaques du Don a terminé sa parade, avant de partir patrouiller la plage qui court le long du parc de la Rive gauche, rénové en vue du Mondial de football. Au loin s’élève le stade Rostov, construit pour l’occasion. Entre les deux, une fête foraine organisée par la ville pour marquer le premier des cinq matchs de la Coupe du monde qui se jouent ici (Suisse-Brésil, 1-1). Les fans beurrés se mêlent aux enfants en costume traditionnel. Sur une petite scène, un groupe de jeunes cadettes en habits de parade exécutent une marche militaire. A Rostov, en ces jours de fête, les Cosaques, population historique de cette région du sud de la Russie, sont à l’honneur.

S’ils apparaissent - en jouant volontiers le jeu - comme l’une des attractions touristiques régionales, les Cosaques sont aussi et surtout une entité culturelle ancienne, avec une histoire riche et douloureuse. A la veille de la révolution de 1917, les Cosaques du Don sont la plus importante armée cosaque au service du tsar, avec 1,2 million de soldats chargés, entre autres, de protéger les marches méridionales de l’Empire. Pendant la campagne de France de 1814, les Cosaques occupent les Champs-Elysées. Un siècle plus tard, ils sont près de 100 000 à combattre dans les rangs de l’armée russe pendant la Première Guerre mondiale. Ennemis naturels des bolcheviks, cultivateurs libres et prospères quand ils ne sont pas en uniforme, ils sont violemment réprimés à l’issue de la guerre civile et victimes d’une «décosaquisation», qu’ils considèrent comme un génocide.

Après la chute de l'URSS, ils repartent à la quête de leur identité et de leur culture. En 1992, une loi sur la réhabilitation des Cosaques reconnaît leur droit, en tant que «communauté culturelle et ethnique historique», d'œuvrer à la restauration du mode de vie, des us et coutumes traditionnels, de rétablir une autogestion locale des affaires sociales dans les zones de concentration de la population cosaque, de restaurer le mode traditionnel de possession et de mise en valeur des terres, de renommer les localités… D'autres textes viendront renforcer ce statut au cours des vingt-cinq dernières années, avec un intérêt toujours plus prononcé du pouvoir russe, en quête de jalons identitaires et de symboles clinquants, pour cette communauté qui a joué un rôle important dans l'histoire militaire de l'Empire. C'est opportun, les nouveaux Cosaques, défenseurs de valeurs traditionnelles, sont tout disposés à servir la patrie, comme au bon vieux temps.

Cravache en cuir traditionnelle

«Il y avait une forte demande de la part des Cosaques pour le service d'Etat», explique Maxime Tichenko, porte-parole des Cosaques du Don, la plus importante association cosaque du pays avec près de 50 000 membres. L'une des formes que peut prendre ce service est la veille à l'ordre public dans les grandes villes, ce à quoi s'emploient plusieurs dizaines de Cosaques de Rostov. Pendant le Mondial, des patrouilles circuleront ainsi à pied dans les rues, à cheval aux environs du stade, pour identifier les menaces «surtout terroristes, mais aussi les potentiels trublions, on pense par exemple aux supporteurs polonais ou anglais», précise le commandant des brigades cosaques de Rostov, Andreï Toupalov. Ici, la fonction semble surtout décorative. «Nous n'avons aucun pouvoir, à part celui d'attirer l'attention de la police sur les menaces. Nous ne pouvons pas intervenir, certainement pas recourir à la force physique», assure-t-il.

Ce n'est pourtant pas le souvenir qu'ont gardé les Moscovites sortis manifester, le 5 mai, aux cris de «Poutine n'est pas notre tsar», répondant à l'appel de l'opposant Alexeï Navalny. Alors que les protestataires ont d'ordinaire affaire aux forces anti-émeutes qui les empilent dans les fourgonnettes, cette fois, une bande d'hommes portant des insignes et des attributs cosaques ont tabassé les manifestants, dont beaucoup d'adolescents, à coups de nagaïka, une cravache en cuir traditionnelle. La police n'a pas bougé. Les médias russes ont révélé par la suite que ces «hommes en uniformes cosaques» appartenaient à l'organisation Armée cosaque centrale, qui a reçu plusieurs grosses subventions entre 2016 et 2018 de la part de la mairie de Moscou pour s'entraîner au «maintien de l'ordre pendant les manifestations publiques». «Ces types-là pourrissent notre image, se désole Maxime Tichenko. Nous ne les considérons pas comme d'authentiques Cosaques.» Il insiste : sur les 7 millions de personnes en Russie qui se déclarent cosaques, environ 500 000 peuvent répondre de leur lignée. «Les Cosaques sont une ethnie, et leur généalogie doit remonter au moins au début du XXe siècle. Un Cosaque doit savoir dans quelle stanitsa [village, unité économique et politique de base, ndlr] vivaient ses aïeux et dans quel régiment ils servaient.»

Parler fleuri

Mais la question est loin d'être tranchée. Directrice adjointe du musée d'Histoire de la stanitsa Starotcherkasskaïa, Irina Tchebotourova considère qu'être cosaque ne relève pas d'une appartenance ethnique, mais qu'il s'agit d'«un appel du cœur et un état d'âme», et que l'est «celui qui vit et sert comme un Cosaque». La ville, qui fut la capitale des Cosaques du Don de 1644 à 1805 et qui compte aujourd'hui près de 2 000 habitants, est devenue un haut lieu de la renaissance de la culture cosaque. Sur la place de la cathédrale de la Résurrection, première église en pierre de la région, des jeunes gens font une démonstration d'arts martiaux traditionnels. «Les hommes comme les femmes devaient savoir se battre à l'arme blanche, au sabre et à la dague», explique leur entraîneur, Vladimir Erachov, vice-président de la fédération des Cosaques, corpulent et agile comme un chat, qui se consacre à la transmission de ces pratiques ancestrales. Vita, 19 ans, ressemble à une estampe populaire : lourde tresse blonde, regard vert-de-gris à l'ombre de cils épais, elle porte avec grâce l'uniforme cosaque, d'un bleu électrique liseré de rouge, une papakha (couvre-chef traditionnel) en fourrure noire vissée sur la tête malgré les 34 ° C à l'ombre. En racontant comment sa grand-mère lui chantait en douce, à l'abri des oreilles communistes, des chants traditionnels, elle joue inconsciemment de son sabre, qu'elle fait tournoyer avec souplesse autour de son poignet. Le lendemain, elle participera au festival annuel de chants cosaques, «Il n'y a pas plus libre que le Don paisible», qui rassemble des milliers de personnes.

Hors des sentiers touristiques, le folklore se distille dans la vie quotidienne de la province russe. A Konstantinovsk, à 160 kilomètres de Rostov, les Cosaques composent la majorité d'une population de 17 000 âmes. Vigoureux gaillard de 44 ans à la barbe fournie, Sergeï Ponomarev est le chef d'état-major de la première circonscription du Don, une des seize unités administratives des Cosaques du Don, qui recoupe territorialement ce qui fut jadis l'oblast de l'armée du Don, aujourd'hui régions de Rostov, Volgograd et Voronej côté russe, et Donetsk et Lougansk côté ukrainien. Il a construit sa maison sur ses terres ancestrales, en hauteur, au-dessus du fleuve qu'il appelle avec tendresse «le Don nourricier». Son épouse Svetlana, aussi pittoresque que lui, vêtue d'une longue robe à fleurs, aux mains robustes et au port de tête impérial, est née et a grandi dans les parages.

Ils ont le parler fleuri des personnages de contes russes. «Je ne m'intéressais pas vraiment à mes origines jusqu'en 2012, je savais que j'étais cosaque, mais ce n'était pas très important, raconte Sergeï, assis à l'ombre de la véranda. Mais un jour, je me suis retrouvé dans un kroug [cercle en russe, terme employé pour désigner l'assemblée cosaque] et j'ai compris où était ma place. Et faire allégeance à la foi orthodoxe, au Don et à la patrie allait tout à fait dans le sens de mes valeurs.» Valeurs qui semblent correspondre à celles professées par le Kremlin, et vont de pair avec un mépris affiché pour l'Occident «décadent». Svetlana dresse la table, sert le thé. Les Ponomarev restent prudents, choisissent leurs mots, mais ne peuvent s'empêcher, au détour d'une phrase, de lâcher une brimade contre la«gayropa» (Europe homosexuelle), ou les Pussy Riot, «qui méritent bien d'être battues sur la place publique». Eux sont protégés par les forces vives du Don, par Dieu et par Vladimir Poutine. Du reste, ce type de propos, que l'on entend partout et souvent en Russie, n'est pas l'apanage des seuls Cosaques.

«Tonton Sacha»

«Dans le vocabulaire cosaque, le mot tolérance n'existe pas», assure carrément Maxime Ilinov. L'artiste de 36 ans, qui se définit comme «Cosaque du Don, peintre, poète et musicien», dans cet ordre, s'est lancé récemment dans le pop art. Exposées actuellement dans une galerie de Rostov, ses œuvres - une icône monumentale du Christ en Lego, le général cosaque Matveï Platov entouré des personnages Disney… - décorent aussi la zone de la Fanfest Fifa et le parc de la Rive gauche. Dans son appartement de deux pièces en périphérie de Rostov, où il vit avec sa femme et leurs deux enfants, Ilinov garde ses pièces maîtresses : un diptyque, le Dieu céleste et le Dieu terrestre, représentant Poutine et la Sainte Face, des portraits de Muammar al-Kadhafi, Xi Jinping, ou encore d'Alexandre Zakhartchenko, dirigeant de la république autoproclamée de Donetsk, qu'il appelle tendrement «diadia Sacha» (Tonton Sacha). A partir de 2014, de nombreux Cosaques ont soutenu les séparatistes du Donbass, au nom de leur histoire commune prérévolutionnaire, et plus d'un millier sont partis de la région de Rostov pour combattre à leurs côtés, sous l'étendard cosaque - mais beaucoup de Cosaques d'Ukraine ont combattu dans le camp d'en face, côté Kiev.

Maxime Ilinov exhibe aussi fièrement un portrait, très dérangeant, d'Alexeï Navalny, la tête transpercée d'une flèche. «Même Robin des Bois ne croit pas à ses intentions», explique le peintre. Malgré son look hipster, de la tête aux baskets qu'il a lui-même dessinées, il n'aime pas les «libéraux» et leur «dépravation» - importée d'Occident, cela va sans dire. «Les étrangers sont évidemment bienvenus chez nous, pendant ce Mondial, et toujours, conclut Maxime Ilinov. Mais qu'ils ne viennent pas nous imposer leurs pratiques immondes et pervertir nos enfants.»