«Ils sont entrés dans l'appartement à 2 h 30 du matin. Des policiers en uniforme avec de lourds fusils et deux autres, ceux qui menaient la danse, en civil. Au début, j'ai pensé qu'ils venaient pour moi, mais ils ont dit à ma femme : "Tu as dépassé les limites, on t'arrête."» Le visage de Mohamed Lotfy est livide, comme soudain affaissé. Il évoque cette nuit de douleur avec peine. En quelques jours, il a beaucoup maigri. «On a réveillé notre fils. On ne pouvait pas le laisser seul, il a 3 ans, explique-t-il. En sortant, on s'est rendu compte qu'ils avaient tabassé le gardien. On leur a demandé de s'arrêter quelques minutes dans l'appartement de ma belle-famille pour déposer notre fils. Ils nous ont dit oui, mais nous ont conduits directement au commissariat. Le petit a dû rester avec nous jusqu'au matin, jusqu'à ce que je puisse enfin l'emmener ailleurs. Ma femme l'a longuement serré dans ses bras et puis elle nous a regardés partir.» Amal Fathy, son épouse, écope d'abord de quinze jours d'enfermement pour une vidéo postée sur Facebook dans laquelle elle dénonçait, avec des mots crus, le harcèlement sexuel dont elle venait d'être l'objet. Puis, de quinze autres jours pour appartenance à une organisation terroriste, en l'occurrence, le Mouvement du 6 avril, à l'origine du printemps égyptien de 2011. Au commissariat, l'un des fonctionnaires s'est penché vers Mohamed et lui a glissé : «Tu es trop impliqué politiquement. Quand on touche une bouteille de gaz, on finit toujours par se brûler.»
Directeur de la Commission égyptienne pour les droits et les libertés (ECRF), une association qui s'occupe des disparitions, Mohamed Lotfy se savait dans le collimateur des autorités. «Cependant, je ne pensais pas qu'ils allaient s'en prendre à ma femme. Bien sûr qu'Amal a fait partie du Mouvement du 6 avril, comme des centaines de milliers d'Egyptiens. A l'époque, nous étions tous des 6 avril. Mais elle ne milite plus depuis longtemps», dit-il. Et d'ajouter, un brin moqueur : «Ma femme, elle s'occupe de défilés de mode et on l'accuse de terrorisme.»
«Trou noir juridique»
Comme Amal Fathy, pas moins d'une dizaine d'activistes ont été arrêtés au mois de mai. Parmi eux, Wael Abbas, célèbre journaliste et blogueur, interpellé chez lui en pleine nuit le 23, pour «diffusion de fausses informations et appartenance à un groupe terroriste» ; Haitham Mohamedeen, activiste politique, arrêté le 17 pour «appartenance à un groupe terroriste» ; Shady Abou Zaid, comédien et blogueur, arrêté le 16 pour «appartenance à un groupe terroriste», etc. «A chaque fois, ce sont les mêmes ressorts. Les opposants sont emmenés par les forces de sécurité et on leur colle un motif, le terrorisme, qui les lie à une cour militaire, sorte de trou noir juridique dans l'Egypte actuelle. Rares sont ceux qui en sortent», raconte un analyste qui préfère garder l'anonymat.
Mahmoud Abou Zeid, dit Shawkan, en est l’exemple tristement célèbre. Le jeune homme a été arrêté en août 2013 pour avoir pris des photos du massacre de la place Rabia-El-Adaouïa au Caire, où, selon les chiffres de l’ONG Human Rights Watch, près d’un millier de manifestants proches de l’organisation des Frères musulmans ont été tués par les militaires. Bientôt cinq ans après, le photographe, toujours emprisonné, risque la peine de mort.
«Depuis la réélection du président Abdel Fattah al-Sissi, au mois d'avril, le régime n'a plus peur de s'en prendre aux grands symboles de l'opposition comme Wael Abbas ou Hazim Abdel-Azim [ex-soutien d'Al-Sissi devenu très critique de sa politique, ndlr]. Et je pense que cette répression contre les opposants va encore s'accentuer dans les prochains mois. Les Egyptiens sont épuisés politiquement, fractionnés, repliés sur un quotidien difficile économiquement parlant, et l'Etat en profite pour arrêter les derniers symboles de résistance», explique Ammar Ali Hassan, professeur de sciences politiques à l'université de Helwan. Toute parole critique est bâillonnée, d'autant que le régime d'Al-Sissi a les mains libres : les Etats-Unis, l'Union européenne ou la Russie courtisent tous l'Egypte, considérée comme un Etat stable dans une région à feu et à sang.
Face à la répression, la France se tait aussi. Il faut dire que depuis 2013, l'Egypte est devenue l'un des premiers acheteurs d'armement français au monde. Dans un communiqué daté du 20 octobre, Amnesty International écrit que Paris fournit au Caire «des armes et des équipements pouvant servir à des fins de sécurité intérieure et de maintien de l'ordre, faisant d'elle un complice de la répression férocement mise en œuvre par les autorités égyptiennes».
«C'est le pire moment de toute l'histoire de l'Egypte en ce qui concerne le respect de la démocratie, les droits de l'homme et la souveraineté de la loi», clame Gamal Eid, avocat et fondateur de l'Arabic Network for Human Rights Information. «La plupart des nouveaux détenus sont jugés pour terrorisme. Voyez-vous ça ! s'indigne-t-il. Mon association a fait un rapport sur les récentes arrestations : ces jeunes Egyptiens sont arrêtés pour rien. Ce sont de fausses affaires. Le régime les accuse d'être affiliés à des organisations terroristes. Mais en Egypte, seuls les Frères musulmans et l'Etat islamique sont officiellement considérés comme des organisations terroristes. Or la plupart des détenus sont des libéraux, des laïcs, des socialistes.» Et d'ajouter : «Nous ne pouvons les défendre aisément car nous sommes face à de fausses accusations, de fausses preuves. Ces affaires sont finalement hors-la-loi. Ceux qui sont arrêtés sont considérés comme coupables, qu'il y ait procès ou pas, ça ne change rien.»
«Montagne de glace»
Au sein même du pouvoir, on perçoit la rue avec inquiétude, surtout au moment du lancement d'un nouveau volet de réformes économiques, forcément impopulaires. Cet été, l'Egypte va connaître une hausse générale des tarifs de l'énergie. Eau, gaz, essence, électricité, tout va augmenter, parfois jusqu'à 60 %, entraînant une hausse des prix des produits de première nécessité. Ahmed Khadri, 32 ans, est professeur d'histoire. «A cause de décisions économiques douloureuses, le régime est de plus en plus impopulaire, observe-t-il. Il arrête donc à tout bout de champ pour que la rue reste vide, pour que la colère se retrouve sans chef d'orchestre, contrairement à 2011. Pour qu'elle soit comme une montagne de glace dont on ne peut rien faire, qu'on ne peut pas modeler. Cette stratégie violente pour disperser et réduire les symboles de l'opposition vise en fait à prendre le contrôle définitif de la rue.»
De leur côté, les prorégime, comme Shaima Sayed, fonctionnaire, scandent une même litanie : «Il s'agit d'activistes payés par l'étranger. Le gouvernement doit les enfermer car ils nuisent à l'image du pays. Ils travaillent pour des associations étrangères qui en veulent à l'Egypte, qui veulent détruire le pays. Et une fois arrêtés, ils sont bien traités dans nos prisons, alors de quoi se plaignent-ils ? Ces activistes tentent d'exploiter la crise actuelle. Moi aussi, je souffre de la hausse des prix, mais je sais que c'est nécessaire, qu'il faut réformer notre pays, même au prix de lourds sacrifices.» Selon un récent rapport de Human Rights Watch, qualifié de «mensonger» par les autorités égyptiennes, la torture dans les prisons, où croupiraient près de 60 000 opposants, serait généralisée.
Plus d'un mois après son arrestation, Amal Fathy vient d'être relâchée contre une caution de 500 euros. Mais Mohamed Lotfy, son mari, reste inquiet : «Le procureur a fait appel de cette libération. Nous allons savoir très vite si elle doit retourner en prison jusqu'à son procès. Et puis, il y a la deuxième accusation, celle pour lien avec un groupe terroriste, la plus grave. Nous sommes loin d'en voir le bout. Et en attendant, la santé d'Amal décline.» Selon lui, ce qui pourrait bien gêner les autorités, hormis l'aide précieuse que son association apporte aux familles du millier de disparus depuis 2015, c'est le fait que deux avocats d'ECRF représentent la famille Regeni en Egypte. Jeune chercheur italien de 28 ans, Giulio Regeni a été enlevé puis sauvagement assassiné au Caire, début 2016. Enquête bâclée, forces de sécurité montrées du doigt, crise diplomatique entre l'Italie et l'Egypte… deux ans après, l'affaire n'est toujours pas résolue. «Nous avons fourni deux de nos avocats à Paola Regeni, la mère du jeune chercheur, qui croit fermement en une implication de l'Etat dans la mort de son fils. Notre bureau a d'ailleurs subi un raid à cause de cette affaire. Depuis, on ne cesse de nous mettre des bâtons dans les roues», explique Mohamed Lotfy. «Le régime a atteint un niveau supérieur dans l'intimidation : il s'attaque désormais à nos familles. La presse officielle nous traîne dans la boue, nous accusant de comploter contre le pays. Mon propriétaire m'a demandé de partir quand tout sera réglé. Et nos voisins n'osent plus me parler.»
De son côté, le Pr Ammar Ali Hassan affirme que «le président Al-Sissi dirige ce pays comme un militaire qui exige que tout le monde marche en rangs serrés derrière lui. Toute parole dissidente, toute opposition est immédiatement perçue comme une atteinte à l'unité nationale. Sa conception du pays est simple : celui qui est avec moi est un ami, celui qui est contre moi est un ennemi de l'Egypte qu'il faut abattre. Le peuple est pris en otage et se trouve désormais recroquevillé sur sa solitude et sa peur».