Dans cette campagne éclair qu’il a lui même initiée, Erdogan semble presque dépourvu de l’énergie qui a fait son succès jusque-là. Un manque d’élan politique qui dénote sérieusement avec l’envie d’en découdre et la pugnacité de Muharrem Ince, candidat pour le CHP (centre gauche), la principale formation d’opposition du pays. Pourtant, si cet homme de 54 ans est une figure importante du parti kémaliste avec près de quarante années de service, la stature nationale de cet ancien professeur de physique était entièrement à construire mi-avril.
«Rassembleur»
En l'espace de deux petits mois, sillonnant les provinces de Turquie, multipliant les meetings à un rythme effréné et s'appuyant sur les réseaux sociaux, Muharrem Ince s'est imposé comme la grande surprise de cette campagne, prenant de court bon nombre d'observateurs. A la veille du scrutin, le député de la modeste province de Yalova (sud-est d'Istanbul) semble s'imposer comme le principal rival d'Erdogan, malgré 10 à 15 points de retard. Plusieurs sondages annoncent d'ores et déjà un second tour - une première pour la Turquie - entre le chef de l'Etat et le candidat du CHP. Dans un pays ébranlé par plus d'une décennie de polarisation politique, Muharrem Ince a voulu s'imposer en candidat «rassembleur». Au service «des 80 millions de citoyens du pays», avançait-il à l'annonce de sa candidature. Son programme promet, pêle-mêle : un retour au système parlementaire, la refonte du système judiciaire, un rapprochement avec l'UE ou encore la relance d'une économie turque au bord de la crise. Et, surtout, la fin de l'état d'urgence. «Moi, je ne suis pas encore président, je ne peux pas y mettre fin, a-t-il ainsi asséné. Mais toi, Erdogan, pourquoi ne le fais-tu pas dès maintenant ?»
Pour réellement concurrencer le président sortant, Ince s'est efforcé de dépasser le socle électoral de son parti, jugé trop élitiste par une part importante de la population turque. L'objectif n'est pas caché : rallier le plus possible d'électeurs conservateurs déçus par la politique menée par Erdogan et son parti, l'AKP. Sur la forme, Ince mise sur une image d'homme sobre, populaire - flirtant avec le populisme. Il met en avant ses racines modestes et sa mère voilée, originaire tout comme Erdogan des rives conservatrices de la mer Noire. Sur le fond, il choisit de prendre ses distances avec l'un des dogmes fondateurs du CHP, la défense de la laïcité. «Cette notion a été criminalisée par Erdogan, reconnaît une élue faisant campagne à ses côtés. Les conservateurs la voient comme une menace pour leur mode de vie. Dans cette campagne, on peut en parler, mais par périphrases.» Autre sujet de vives crispations dans le pays, l'éducation. Là aussi, l'ancien enseignant a voulu rassurer, rappelant lors de sa campagne ne pas vouloir revenir sur le statut des écoles religieuses - dont le nombre a explosé sous l'ère Erdogan. «L'éducation ne sera pas un terrain pour la revanche politique», soutient-il, annonçant même la construction dans la ville d'Urfa (sud-est du pays) de la plus grande université islamique du monde.
«Pas de côté»
Dans l'hypothèse de plus en plus concrète d'un second tour, Muharrem Ince sait qu'il lui faudra aussi convaincre les électeurs kurdes de Turquie, l'une des clés du double scrutin, législatif et présidentiel, de ce dimanche. Pour ce faire, le candidat Ince s'est une fois de plus écarté de la ligne politique du CHP, très conservatrice sur la question kurde. Le parti kémaliste a pour sa part choisi de former une alliance pour les législatives, avec trois autres formations politiques turques, dont le très nationaliste Bon Parti. Le «pas de côté» de Muharrem Ince n'est «pas nouveau», rappelle la politologue Ayse Uysal : «Le candidat appartenait à l'aile souverainiste et nationaliste du CHP. Mais il a évolué ces dernières années. Il défend désormais des positions en faveur des Kurdes.» Et la chercheuse de rappeler le refus du député de Yalova de voter en mai 2016 - contrairement à la consigne du CHP - la levée de l'immunité parlementaire qui a conduit à l'arrestation de plusieurs élus du parti de gauche pro-kurde, le HDP.
Lors de cette campagne, Muharrem Ince s’est d’ailleurs fait remarquer par ses appels répétés à la libération immédiate de l’ancien coprésident du HDP et actuel candidat à la présidentielle Selahattin Demirtas. Le candidat de centre gauche a également promis, s’il était élu, de résoudre politiquement le «problème kurde» qui déchire le pays depuis des décennies. Une série de mains tendues bien comprises par plusieurs membres du HDP qui confirment dès aujourd’hui leur soutien pour Ince lors d’un éventuel second tour.
Les rivaux d’Erdogan
Meral Aksener, la «dame de fer» turque
Meral Aksener, le 4 juin. Photo Adem Altan. AFP
Unique femme candidate à la présidentielle, cette ancienne professeure d'histoire de 62 ans s'est engagée en politique à 20 ans dans les mouvements d'extrême droite. Elle est à la tête du nationaliste IYI Parti («le bon parti»), créé il y a seulement huit mois. Ephémère ministre de l'Intérieur entre 1996 et 1997, Meral Aksener dénonce la «barbarie» d'Erdogan qui se croit «supérieur à la nation». Cette ultranationaliste milite pour la levée de l'état d'urgence, le retour à la démocratie et la défense de la laïcité. Elle prône le maintien du système parlementaire alors que Recep Tayyip Erdogan ne jure que par le système présidentiel.
Temel Karamollaoglu, le reflet d’Erdogan
Temel Karamollaoglu, le 24 juin. Photo Yasin Argul. AFP.
Le parti Saadet de Temel Karamollaoglu tente de barrer la route de l’AKP. Pourtant, les deux formations sont idéologiquement très proches et issues de l’islam politique de l’ancien chef de gouvernement Necmettin Erbakan, mort en 2011. Très méfiant à l’égard de l’Occident, Karamollaoglu reproche à Erdogan son rapprochement avec l’UE. Il avait marqué son désaccord en militant pour le non lors du référendum de révision constitutionnelle d’avril 2017. Cette fois, le scrutin s’annonce si serré que le peu de voix qu’obtiendrait Karamollaoglu pourrait priver l’AKP de majorité au Parlement. Et Erdogan de victoire dès le premier tour.
Dogu Perinçek, le communiste gracié
Dogu Perincek, en october 2015. Photo Frederick Florin. AFP.
En 2007, alors qu'il se trouve en Suisse, Dogu Perinçek est condamné par le tribunal de police de Lausanne pour avoir nié le génocide arménien. «Un mensonge impérialiste» selon lui, qui ira jusqu'à saisir la Cour européenne des droits de l'homme. Ce communiste anti-islamiste devient l'ennemi du Président lorsqu'il est soupçonné de faire partie du réseau ultranationaliste Ergenekon et de préparer un coup d'Etat. Le 5 août 2013, il est condamné à la prison à vie avant d'être gracié. Le candidat du Parti des travailleurs souhaite améliorer les relations avec Moscou et Damas.
Selahattin Demirtas, le candidat emprisonné
Photo fournie le 4 mai 2018 par le Parti démocratique des peuples (HDP) du candidat à la présidentielle Salhattin Demirtas, incarcéré depuis 2006 à la prison d’Edirne. Photo Handout. AFP.
Depuis novembre 2016, Selahattin Demirtas est emprisonné au centre pénitentiaire de haute sécurité d'Edirne, à deux pas de la frontière avec la Bulgarie. Le candidat du prokurde Parti démocratique des peuples (HDP) a été arrêté lors des vastes purges lancées en 2016. Il est accusé de soutenir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste. Ankara l'accuse également d'insultes à l'encontre du Président. Il risque jusqu'à 142 années de prison. «Je continuerai à m'opposer sans reculer d'un pas, quel qu'en soit le prix à payer.»