Menu
Libération
Récit

Turquie : l’enjeu jeunes de l’AKP

Longtemps très puissant parmi les moins de 30 ans, le parti voit son emprise s’éroder dangereusement.
Des supporteurs d’Erdogan, vendredi, à Istanbul. (Photo Oliver Weiken. ZUMA. Rea)
publié le 22 juin 2018 à 20h46

Barbes soigneusement taillées, chemises impeccables et CV de jeunes cadres dynamiques, les nouvelles pousses du Parti de la justice et du développement (AKP) ont tout de la parfaite vitrine politique. D'ailleurs, en cette période de campagne électorale, les membres du mouvement de jeunesse de la formation islamo-conservatrice (JAKP) sont partout. Multipliant diffusion de tracts, réunions publiques et distribution de nourriture, comme en cette soirée de fin du Ramadan dans le centre historique d'Eyüp, quartier conservateur d'Istanbul. Ici, la section compte pas moins de 10 000 affiliés. Un vaste réseau sur lequel l'AKP, longtemps premier parti chez les jeunes, s'appuie afin de diffuser son discours. D'autant que pour le double scrutin de ce dimanche, quelque 19 millions d'électeurs de moins de 30 ans sont inscrits sur les listes. Près du tiers du corps électoral. Une population au profil socio-économique très hétérogène qui pourrait faire basculer le scrutin. Rien d'étonnant donc à voir le président Erdogan et l'AKP dorloter la jeunesse turque. «L'AKP a récemment baissé l'âge minimal pour se présenter à une élection», tient à rappeler Onur, cadre des JAKP d'Eyüp.

Grâce à la réforme constitutionnelle de 2017, il est désormais possible de se présenter à un scrutin dès ses 18 ans. Et ce dimanche, 57 candidats de moins de 25 ans – sur les 600 présentés par l'AKP – seront présents sur les listes du parti islamo-conservateur. «C'est déjà énorme pour nous», s'enthousiasme Onur, qui glisse sur la table le tract de la très jeune Sevde Sena Dagli, candidate - placée en bas de liste - à Istanbul. Tous espèrent un destin «à la Erdogan», repéré pour sa verve au sein des jeunesses islamistes et qui a gravi un à un les échelons du pouvoir.

Quelles sont les propositions concrètes du président sortant ? «Des aides financières et fiscales pour les jeunes entrepreneurs et davantage d'efforts sur l'éducation pour s'attaquer au problème du chômage», tente, un peu brouillon, Ramazan, 27 ans, ingénieur agronome. Voilà les principales inquiétudes de la jeunesse turque : un système éducatif sens dessus dessous et un chômage en hausse chez les 18-24 ans, à plus de 20 % (hors secteur agricole). Voire au-delà des 30 % dans les régions à majorité kurde. Pas sûr que la proposition phare du président Erdogan d'ouvrir des kiraathane (sorte de cafés où les jeunes pourraient lire, avec thé et gâteaux offerts) emballe grand monde. Pis, elle lui a valu bon nombre de railleries de la part de ses adversaires. «Je parle de développement, d'industrie 4.0. Lui dit qu'il faut ouvrir des kiraathane et manger des gâteaux», charge ainsi Muharrem Ince, son challenger (lire page 5). Selon un sondage de l'institut Gezici, seuls 30 % des 18-27 ans annoncent vouloir voter pour le leader turc, et environ 24 % pour son parti, l'AKP.

Lors du référendum constitutionnel, ils étaient déjà 60 % à avoir dit non au projet d'élargissement des pouvoirs du Président. «Face aux autres candidats de l'opposition, la campagne d'Erdogan envers les jeunes est assez décevante, estime Emre Erdogan, de l'atelier de recherche Infakto. Au lieu de proposer, il se repose sur les importants acquis de ces seize dernières années. Pis, il joue sur la peur des jeunes de les perdre». Et de prédire : «L'AKP et Erdogan vont s'assurer les nombreux votes des jeunes conservateurs, souvent ruraux. Mais ils vont peiner à gagner ceux des urbains, éduqués et mondialisés, dont le parti ne parvient pas à satisfaire les aspirations.»

Déçu par Erdogan, c'est un euphémisme pour Erhan, Stambouliote de 26 ans. «Les médias sont censurés, Internet est contrôlé. Pour un tweet, tu peux finir en prison maintenant», critique le jeune homme, pourtant électeurs de l'AKP depuis toujours. Comme des dizaines de milliers de personnes en Turquie, il a perdu son emploi, accusé par les autorités d'être lié au mouvement de l'imam Gülen, cerveau selon Ankara de la tentative de coup d'Etat de 2016. «Ils m'ont fait me sentir comme un traître.» Sa décision est prise : «C'est fini, je ne voterai plus pour Erdogan ou pour l'AKP.»