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Suspense et nervosité en Turquie pour un scrutin très ouvert

L'issue des élections présidentielle et législatives avancées par Erdogan est incertaine : le Président, qui voulait renforcer son hégémonie, pourrait en sortir affaibli, et la population craint des fraudes. L'attente va durer jusque tard dans la soirée.
A Ankara, ce dimanche. (Photo Adem Altan. AFP)
publié le 24 juin 2018 à 16h49

Les vingt classes de l’école primaire Arjantin Ilkokulu dans le quartier résidentiel de Cankaya à Ankara sont transformées en autant de bureaux de vote. Dans chacune, six représentants des différents partis politiques, hommes et femmes à parité, sont attablés depuis 8 heures du matin derrière deux piles de bulletins. L’un portant les noms et photos des six candidats à la présidentielle et l’autre ceux qui se présentent aux législatives, regroupés en deux alliances principales : le Cumhur Ittifaki (Alliance du peuple), de l’AKP au pouvoir allié au parti nationaliste de droite MHP, et le Milli Ittifaki (Alliance de la nation), coalition des quatre partis d’opposition en plus de quatre autres petits partis indépendants.

 «Perte de confiance»

Ce double scrutin anticipé est une première en Turquie mais son organisation et sa supervision ont été apparemment bien préparées par le Haut Conseil électoral (YSK), une instance judiciaire indépendante qui assure la gestion et le contrôle du vote en Turquie depuis 1950. Les électeurs entrent au maximum deux par deux, comme le nombre d'isoloirs dans chacun des bureaux numérotés après avoir repéré leur nom sur les listes accrochées à la porte alors que les autres doivent attendre leur tour. L'organisation impeccable du scrutin dans ce bastion de l'opposition où l'AKP, le parti du président Erdogan, n'avait obtenu que 19% aux dernières législatives de 2015, ne laisse apparemment pas de place à la fraude tant redoutée. Mais contrairement à la capitale, de premiers incidents violents perturbant le vote ont été signalés dès le début de la matinée à Diyarbakir ou Sanliurfa, les villes du sud de la Turquie fortement peuplées de Kurdes.

«Il y a une telle perte de confiance chez les gens à l'égard du pouvoir et des méthodes de l'AKP que la suspicion de fraude est devenue une obsession, probablement même à l'excès, estime Haydar Cakmak, professeur de relations internationales à l'université d'Ankara. Cette fois, la nervosité est grande parce qu'il y a un véritable espoir dans l'opposition de l'emporter face au pouvoir en place depuis seize ans.» Le succès aussi inattendu qu'éclatant de la campagne menée par Muharrem Ince, le candidat social-démocrate du parti de centre gauche CHP, qui mène l'alliance de l'opposition, suscite en effet l'enthousiasme. Pour son dernier meeting de campagne à Istanbul samedi, le challenger d'Erdogan a réuni des millions de partisans. Les images de cette marée humaine ont à peine été aperçues sur les chaînes de télévision turques alors que le meeting d'Erdogan qui se tenait peu après a été transmis en direct pratiquement d'un bout à l'autre.

«Erdogan a certainement des plans B et C»

Les 56 millions d'électeurs turcs votent dans ce scrutin sans précédent par ses modalités et surtout ses enjeux. Il marquera en effet le passage d'un système parlementaire au régime présidentiel voulu par Recep Tayyip Erdogan et voté par référendum en avril dernier. «La majorité de 51% contre 49 obtenue au référendum sur l'élargissement des pouvoirs présidentiels l'année dernière laisse prévoir des résultats très serrés pour les élections de ce dimanche», note Aylin Ünver Noi, professeure de sciences politiques à l'université d'Ankara. Trois scénarios sont possibles selon l'universitaire anglophone : «Une victoire nette d'Erdogan à la présidence et de l'alliance AKP au Parlement serait étonnante. Le scénario le plus probable est que le Président soit réélu, même au deuxième tour, mais que l'AKP n'obtienne pas la majorité aux législatives. Enfin, le moins probable est que l'opposition gagne à la fois présidence et Parlement. Cela dépendra surtout du vote kurde.»

Ces différents scénarios sont fébrilement envisagés et débattus dans toutes les discussions de ces derniers jours dans les cafés et les rues à Ankara et ailleurs en Turquie. Le suspense qui tient en haleine la population va durer jusque tard dans la soirée. Malgré la fermeture des bureaux de vote à 17 heures locales (16 heures en France), des résultats fiables ne sont attendus que tard dans la soirée. Bizarrement, alors que les bulletins pour les deux scrutins ont été mis sont dans une même enveloppe par les électeurs, le dépouillement et l'annonce des résultats pour la présidentielle doit se faire avant ceux des législatives. Cela suscite aussi des soupçons de manipulation de la part du pouvoir. Mais «Erdogan a certainement déjà préparé des plans B et C pour tous les cas de figure», considère Aylin Ünver Noi.