Certains l’ont baptisé le Notre-Dame-des-Landes mexicain. Et les similitudes - aéroport, opposition locale, nature préservée contre béton armé - ne manquent pas. Mais la comparaison a ses limites. Car bien plus qu’une simple plateforme aéroportuaire, le chantier du futur aéroport international de Mexico, (re)lancé en 2014 par le président Peña Nieto et menacé par celui qui pourrait être élu dimanche pour lui succéder, offre une allégorie du Mexique moderne. Un miroir où se reflètent tous les traits de cette nation dysfonctionnelle : corruption, puissance et cupidité de l’oligarchie, violence et impunité, non-respect des lois et des plus modestes.
Septembre 2014. Enrique Peña Nieto dévoile la maquette du NAICM, sigle du nouvel aéroport de la mégapole. Le dirigeant au sourire Colgate, que le magazine Time qualifiait de «sauveur» du Mexique, veut en faire un hub latino-américain, «un symbole de modernité» et son «héritage». Les chiffres du projet, le plus imposant de l'histoire du pays, illustrent cette ambition. La première phase, censée être opérationnelle fin 2020, doit permettre d'accueillir 70 millions de passagers par an, grâce à un terminal de 750 000 mètres carrés et trois pistes capables d'opérer simultanément. Budget estimé : 11,5 milliards d'euros, plus cher que le futur aéroport de Pékin. Dans leur folie des grandeurs, les concepteurs ont imaginé un second volet, au coût encore inconnu. Il porterait la capacité du hub mexicain à 125 millions de voyageurs. Celui d'Atlanta (Etats-Unis), le plus fréquenté au monde, en a accueilli 103 millions en 2017.
«Mafia du pouvoir»
Après trois ans de travaux à un rythme effréné, le terrassement préalable à la construction des pistes touche à sa fin, tout comme les fondations du terminal et de la tour de contrôle. Le ballet des camions et des ouvriers a toutefois nettement ralenti, conséquence de l’incertitude électorale. Car Enrique Peña Nieto, à qui la Constitution interdit de briguer dimanche un second mandat, quittera le pouvoir en décembre. Et son probable successeur, le populiste de gauche Andrés Manuel López Obrador, dit Amlo, s’oppose depuis toujours au projet, qu’il juge surdimensionné, dispendieux et rongé par la corruption.
Il y a quelques mois encore, Amlo promettait d'interrompre les travaux. Après avoir rencontré les riches patrons mexicains, qu'il qualifie de «mafia du pouvoir», l'ex-maire de la capitale a tempéré son discours. S'il est élu, il promet désormais un référendum. «En démocratie, c'est le peuple qui décide», dit-il, proposant trois options : la poursuite du chantier initial (60 % d'argent public, 40 % de fonds privés) ; sa poursuite avec des fonds 100 % privés ; ou son remplacement par un projet alternatif flou, qui consisterait à transformer une base militaire du nord de la ville.
Inquiet, le gouvernement sortant assure qu'un abandon du projet coûterait 5,6 milliards d'euros, entre les travaux déjà effectués et les pénalités. Nombre d'analystes estiment que le chantier est trop avancé pour être interrompu. Mais sur ce dossier, López Obrador joue aussi sa crédibilité, tant le méga-projet va à l'encontre de sa vision politique. L'homme de 64 ans a mis deux combats au cœur de sa campagne. Il entend lutter contre la pauvreté, qui touche plus de 50 millions de Mexicains. Et contre la corruption et cette «mafia du pouvoir» qui prospère sur fond de collusion entre élites politique et économique. D'origine modeste, Amlo promet de réduire son salaire, et de rester vivre dans son appartement. Avec un tel programme, et alors que la majorité des Mexicains n'a pas les moyens de s'offrir un billet d'avion, difficile de soutenir un aéroport dont la construction bénéficie aux plus riches.
Les détracteurs du NAICM en sont persuadés : ce chantier a été conçu pour enrichir l'oligarchie, à coups de juteux contrats publics. Au cœur du projet, on retrouve d'ailleurs le milliardaire Carlos Slim, septième fortune mondiale selon Forbes. «C'est le principal bénéficiaire de ce projet», affirme à Libération Julieta Lamberti, de l'organisation Poder. La structure milite pour la transparence des entreprises en Amérique latine : «Ses entreprises ont remporté deux des plus gros contrats, pour la construction du terminal et de la piste 3. Sa société América Móvil gèrera toutes les communications de l'aéroport. Et son gendre a dessiné le projet en collaboration avec l'architecte Norman Foster.»
Dans un étrange mélange des genres, le milliardaire ne fait pas que rafler les contrats, il les finance en partie. La branche financière de son empire serait ainsi le principal investisseur privé du futur aéroport. En cas d'abandon du projet, Slim pourrait donc perdre gros. «Ce n'est pas un hasard si, après la menace de d'Amlo de suspendre le chantier, c'est Slim qui a donné en avril une conférence de presse pour défendre l'aéroport, et pas le ministre des Transports, qui supervise pourtant le projet», note Julieta Lamberti.
Expropriation
Pendant des mois, cette docteure en sciences sociales a épluché tous les contrats du chantier. «Sur les 292 signés jusqu'à fin 2017, 196 ont été attribués sans appel d'offres concurrentiel», dit-elle. Pas illégale au Mexique, cette pratique favorise le clientélisme et les détournements de fonds. Selon Aristegui Noticias, un site qui a mis la main sur des documents, des paiements irréguliers équivalents à 77 millions d'euros ont déjà été détectés. Outre ces soupçons de corruption, le chantier est entaché de nombreuses controverses. Et ce depuis la sélection du site, sur les municipalités d'Atenco et de Texcoco, à une vingtaine de kilomètres au nord-est du centre-ville. En 2001, le président de l'époque, Vicente Fox, est le premier à proposer le nouvel aéroport. Son décret d'expropriation suscite la colère des habitants. Le Front des peuples en défense de la terre (FPDT) voit le jour, porté notamment par Ignacio del Valle. Après des mois de tensions, Fox finit par renoncer. Fort de cette victoire, le FPDT devient un fer de lance de la désobéissance civile.
En 2005, ses membres viennent en aide à des fleuristes ambulants que la police veut déloger de Texcoco. Des affrontements éclatent. En représailles, le gouverneur de l'Etat de Mexico, Enrique Peña Nieto, envoie 3 000 policiers à San Salvador Atenco. Les images de la répression, brutale, font le tour du monde. Bilan : deux morts, des dizaines de femmes violées ou agressées sexuellement par la police, plus de 200 arrestations et des condamnations.
Ignacio del Valle, considéré comme le leader du mouvement - une étiquette qu'il a toujours refusée, «je ne suis qu'un parmi les autres», dit-il à Libération - écope de 112 années de prison. En 2010, la Cour suprême annule les peines jugées totalement arbitraires. La fin de cinq ans de calvaire pour Nacho et ses camarades. «On m'a infligé des décharges électriques sur les testicules, les dents. On m'a attaché nu, bras dans le dos, face à un rottweiller qui mordait au moindre mouvement», raconte-t-il. En son absence, son épouse Trinidad Ramirez a repris le flambeau de la lutte. Une lutte pour la défense de la terre, considérée comme un bien collectif.
Rapport accablant
«La terre ne se vend pas, ne se négocie pas. Elle se transmet», avance Trinidad Ramirez, qui porte machette et foulard rouge, les deux symboles de la résistance. Cette terre, soulignent habitants et experts, n'aurait jamais dû être choisie pour y ériger un aéroport. «En termes de faisabilité, c'est le pire terrain. Il y a une raison pour laquelle cette partie de la ville n'a jamais été urbanisée», déclarait récemment Fernando Cordova, spécialiste de l'écologie à l'Université nationale autonome de Mexico. En 2015, il a publié, avec d'autres scientifiques, un rapport accablant sur les failles et omissions de l'étude d'impact environnemental ayant permis de lancer le chantier du NAICM.
Construite sur le lit d'un ancien lac drainé après la colonisation, toute la ville de Mexico se trouve dans une cuvette naturelle. «La plaine de Texcoco, où se construit l'aéroport, est le point le plus bas, explique Martha Pérez Pineda, du FDPT. C'est une zone humide et marécageuse, inondable et qui remplit une fonction hydrologique cruciale.» Partout à Mexico, et en particulier à Texcoco, la terre s'enfonce, parfois de 40 centimètres par an, conséquence du poids des constructions et de l'assèchement des nappes phréatiques.
Pour bâtir un aéroport sur un terrain aussi peu approprié, deux méthodes, destructrices pour l'environnement, ont été retenues : assèchement du sol par ajout de millions de tonnes de roche volcanique et construction d'un complexe système de drainage souterrain. «C'est un projet mortifère, soupire Trinidad Ramirez. On détruit les arbres, les nappes phréatiques, on chasse les oiseaux pour semer à la place une grande couche d'asphalte.» A ses côtés, son époux Ignacio, visage marqué par près de vingt ans de lutte, conclut : «J'ai déjà ressenti dans ma chair le prix de la résistance. Je suis prêt à mourir pour défendre notre terre.»
Dans cette bataille pour un autre Mexique, ils espèrent pouvoir compter, sans trop y croire, sur López Obrador. Malgré plusieurs invitations durant la campagne, le candidat n’a pas daigné les rencontrer.