Le peuple de gauche aime les petits noms. Il y a eu Lula, puis Pepe (Mujica). Deux présidents, du Brésil et de l’Uruguay respectivement, élevés au rang d’icônes latino-américaines, et célébrés à travers la planète comme des modèles. Amlo (acronyme d’Andrés Manuel López Obrador) rejoindra-t-il ce cénacle ? Sans doute pas. Certes, ses talents de tribun le mènent aujourd’hui aux portes de Los Pinos, la résidence du président du Mexique, et son mode de vie modeste et sans ostentation le rapproche de Pepe Mujica. Mais il n’a pas le charisme d’un Lula, et ne cherche d’ailleurs aucunement à devenir une référence des pays du Sud.
Socialisme pragmatique
Après le reflux des régimes de gauche en Amérique latine, avec les défaites électorales de Cristina Kirchner en Argentine en 2015 et la destitution antidémocratique de Dilma Rousseff au Brésil l'année suivante, il faut maintenant acter l'implantation d'une nouvelle gauche, très différente de celle qui s'est rangée sous la bannière de Hugo Chávez, le chantre défunt du lyrique «socialisme du XXIe siècle». Pendant que subsistent les régimes de Nicolás Maduro au Venezuela, de Daniel Ortega au Nicaragua et d'Evo Morales en Bolivie, d'autres dirigeants ou aspirants au pouvoir formulent une gauche désireuse de réduire les inégalités, de distribuer plus largement les fruits de la croissance, mais attachée au capitalisme de marché. Très éloignée des ambitions internationalistes de l'axe La Havane-Caracas, dont les leaders sont obsédés par l'idée d'exporter leur révolution, et volontiers ultraprotectionnistes.
Dans ce camp des progressistes modérés, on peut classer Lenín Moreno qui a pris en Equateur la relève de Rafael Correa. Exerçant un droit d’inventaire, il a récusé une partie de l’héritage de son ancien mentor, qui aujourd’hui le qualifie de traître. En Colombie, l’accession de l’ancien guérillero Gustavo Petro au second tour de l’élection présidentielle a pris de court tous les analystes, jugeant que la société issue des accords de paix de 2017 n’était pas mûre pour un basculement à gauche. Même battu, Petro va pouvoir peser sur le débat politique avec ses 44 % de voix. Il bénéficie de son expérience positive de maire de Bogotá, de même que López Obrador a conservé une bonne image après sa gestion de la municipalité de Mexico.
Moreno, Petro et Amlo ne sont pas éloignés du très pragmatique socialisme à la chilienne, tel que l’a représenté Michelle Bachelet. Voire de Lula, dont on met en avant les résultats dans la lutte contre la pauvreté, en oubliant la timidité de ses réformes en matière de défense des minorités, de répartition de la terre et de protection de l’environnement. C’est une autre caractéristique de cette gauche : le manque de sensibilité sur les grands débats de société. Un droit élargi à l’avortement ou le mariage égalitaire ne font pas partie du programme d’Amlo, qui se réfugie derrière sa foi chrétienne. Et si la ville de Mexico a été pionnière en autorisant dès 2009 le mariage de personnes de même sexe, ce n’était pas sous le mandat de López Obrador (maire entre 2000 et 2005).
Pour le chercheur Gaspard Estrada, directeur exécutif de l'Observatoire politique d'Amérique latine et des Caraïbes (Opalc) à Paris, Amlo et Lula ont plus d'un point en commun : «Ils ont tous deux survécu à des échecs électoraux majeurs, sans renoncer. Ils ont aussi fait le constat que leur base électorale de gauche ne leur permettait pas de remporter l'élection présidentielle. D'où des alliances avec le centre, voire la droite.» Ce qui inclut dans les deux cas des rapprochements avec les milieux religieux (catholiques ou protestants), conservateurs par essence.
L’ombre du mur
Dans ses meetings, López Obrador a joué sur la filiation historique, célébrant les héros de la révolution mexicaine, en restant flou sur de nombreux sujets. S’il est élu, il devra utiliser la très longue période d’intérim (le nouveau président ne prendra ses fonctions que dans cinq mois) pour clarifier un certain nombre de positions. En premier lieu, sa relation avec le voisin du nord. Le dossier migratoire, avec l’ombre du mur, concerne le Mexique à double titre. Par l’immigration clandestine de ses citoyens vers les Etats-Unis, mais aussi en raison des migrants de passage venant d’Amérique centrale. L’autre grand dossier est l’Alena, le traité de libre-échange qui lie depuis 1994 Mexique, Etats-Unis et Canada, et que Donald Trump veut renégocier. Voire enterrer.
La gauche latino-américaine s'est historiquement définie par son opposition et sa défiance envers les «yankees». Le Mexique, trop dépendant de son voisin, peut difficilement adopter la rhétorique belliqueuse chère à Hugo Chávez. Reste à López Obrador une définition a minima : il se dit «ni chaviste ni trumpiste».