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Dégel

Entre l’Erythrée et l’Ethiopie, le séisme de la paix

Le président érythréen est en visite à Addis-Abeba ce week-end, cinq jours seulement après le voyage historique du Premier ministre éthiopien à Asmara. En une semaine, les deux dirigeants sont en train de mettre fin à un conflit frontalier vieux de vingt ans.
Le président érythréen Issaias Afwerki (à gauche) accueilli par le Premier ministre de l'Ethiopie Abiy Ahmed le 14 juillet à Addis-Abeba. (Photo Michael Twelde. AFP)
publié le 15 juillet 2018 à 15h48

La zone frontalière qui sépare l’Erythrée de l’Ethiopie est connue des géologues pour son intense activité tectonique. Les scientifiques parlent de «rupture» pour désigner la brusque libération des forces souterraines accumulées par le mouvement des plaques continentales, à l’origine des tremblements de terre. Ce week-end, la Corne de l’Afrique a connu un séisme d’une autre nature : le rapprochement soudain des frères ennemis, en guerre depuis vingt ans. Une «rupture» géopolitique, comparable à la réconciliation des deux Corées.

«Nous ne sommes plus les peuples de deux pays. Nous sommes un.» Il faut mesurer la portée d'une telle phrase, prononcée samedi par le président érythréen, Issaias Afwerki, en visite à Addis-Abeba. L'Erythrée n'a acquis son indépendance qu'en 1993, deux ans après le renversement du dictateur militaro-communiste Mengistu Haile Mariam, au nom d'un pacte formulé au cours des années de maquis par les anciens alliés de la guérilla, le Front populaire de libération de l'Erythrée (FPLE), dont est issu Issaias Afwerki, et le Front de libération du peuple du Tigray (FLPT), qui, jusqu'à cette année, contrôlait d'une main de fer l'Etat éthiopien.

Immense espoir

La désignation d'Abiy Ahmed, en mars, comme Premier ministre de l'Ethiopie, a rebattu les cartes. L'homme ne vient pas de la région du Tigray, frontalière de l'Erythrée, avec qui les Tigréens partagent une même langue, un passé commun, ainsi que des liens familiaux. «Dr Abiy» est un Oromo, ethnie majoritaire mais longuement opprimée, une première dans l'histoire de l'Ethiopie. Son arrivée à la tête du pays a soulevé un immense espoir. Le mois dernier, il a annoncé qu'Addis-Abeba allait accepter les conclusions de la commission indépendante qui a tranché le conflit territorial en délimitant la frontière en 2002 – et en attribuant la bourgade de Badmé, enjeu d'une bataille féroce, à l'Erythrée. Jusqu'à présent, l'Ethiopie avait refusé d'appliquer cette décision internationale, et continuait à masser ses troupes sur la ligne de front.

Le flou du tracé exact de la séparation entre l'Erythrée et l'Ethiopie, dessiné par les Italiens, a donné lieu à une guerre de tranchées entre 1998 et 2000 qui fit plus de 80 000 morts. Ce conflit absurde pour une bande terre caillouteuse et désertique, extrêmement coûteux pour les deux pays, était réveillé périodiquement par des accrochages à la frontière – le dernier date de 2016. La visite historique d'Abiy Ahmed à Asmara la semaine dernière a mis fin à cette hostilité rabâchée depuis deux décennies. «Nous abattrons le mur avec amour», a déclaré le Premier ministre en arrivant dans la capitale érythréenne pour signer une «déclaration conjointe de paix et d'amitié». Alors que son homologue a fait le chemin inverse ce week-end, Abiy Ahmed a poursuivi dans sa lancée : Issaias Afwerki est «bien aimé et respecté par le peuple, à qui il a manqué», a osé le dirigeant.

Accès à la mer

Pour sa visite d’Etat, qui doit durer trois jours, le président érythréen a été accueilli par une foule nombreuse agitant des palmes sur son passage dans les rues d’Addis-Abeba. Le Président doit inaugurer une ambassade, symbole du rétablissement des relations bilatérales, après avoir visité le parc industriel d’Hawassa, à 100 kilomètres au sud de la capitale. Ce détour est révélateur: la paix constitue un enjeu économique majeur pour les deux pays. L’Ethiopie a été privée de son accès à la mer Rouge, via les ports d’Assab et Massawa, le jour où l’Erythrée a déclaré son indépendance. La réouverture des lignes téléphoniques (depuis le 8 juillet) et des liaisons aériennes (prévue mercredi) sont un préalable à l’ouverture de la frontière et du commerce.

L’Ethiopie, pays de 100 millions d’habitants à la croissance à deux chiffres qui se rêve en tigre de l’Afrique, a besoin de ce débouché maritime et d’un environnement régional pacifié. L’Erythrée, qui s’était recroquevillée sur elle-même au nom de la guerre contre le géant voisin, y trouvera une bouffée d’oxygène économique. Mais le changement amènera-t-il une libéralisation du pays, considéré comme l’un des plus répressifs au monde ? Amnesty International a appelé à la fin du service militaire illimité, que le régime justifiait jusque-là par la menace éthiopienne. Cette emprise totale de l’armée sur la vie des Erythréens a poussé des centaines de milliers de jeunes à quitter le pays. Sur les six premiers mois de l’année, 2 200 d’entre eux ont débarqué en Italie après avoir traversé la Méditerranée. L’Aquarius, dont l’odyssée a été suivie par toute l’Europe après le refus italien de laisser le navire accoster, comptait 60 Erythréens à son bord.