Menu
Libération
Lettre ouverte

Nicaragua : «Daniel, arrête cette barbarie»

Chanteur emblématique de la gauche, Carlos Mejía Godoy, 75 ans, conjure dans une lettre ouverte le président Ortega de cesser le bain de sang et la répression contre l'opposition.
Le 20 juin, Carlos Mejía Godoy devant la prison d'El Chipote à Managua, où il s'est rendu pour avoir des informations sur le gendre d'un de ses musiciens, arrêté par des paramilitaires. (Photo Diana Ulloa. AFP)
publié le 17 juillet 2018 à 17h59

Les chansons engagées du Nicaraguayen Carlos Mejía Godoy, avec son groupe Los de Palagüina, ont accompagné la guérilla contre la dictature du clan Somoza, puis la victoire du Front sandiniste en juillet 1979 et les premières années du gouvernement socialiste. Célèbre dans tout le monde hispanophone, le musicien se revendique à la fois d’Augusto Sandino (1895-1934), guérillero assassiné dans les années 30 pour avoir combattu la mainmise des Etats-Unis sur le Nicaragua, et de la théologie de la libération, le christianisme de gauche.

Sandiniste dissident

Le 14 juillet, Mejía Godoy publiait sur son compte Facebook une lettre ouverte au président Daniel Ortega, après deux mois de féroce répression du mouvement citoyen qui exige son départ, et dont le bilan atteint 300 morts. Il a aussi publié une vidéo sur YouTube où il lit son message.

Longtemps proche du Front sandiniste de libération nationale, Carlos Mejía Godoy s’en est détaché en 1995, quand des dissidents opposés à la ligne adoptée par Ortega à la tête du FSNL créent le Mouvement rénovateur sandiniste (MRS). Ce texte virulent s’ajoute aux prises de position des intellectuels les plus connus du pays, les écrivains Sergio Ramírez, ancien dirigeant sandiniste, et Gioconda Belli. Tous réclament la fin de la répression et des élections anticipées pour écourter le mandat d’Ortega, réélu président en 2016.

Voici le texte de la lettre ouverte :

«Daniel, je voudrais t’avoir en face de moi pour te regarder dans les yeux et te dire ceci. Je sais que c’est violent et l’exprimer met ma vie en danger. Je l’assume sans crainte car j’ai des gardes du corps plus sûrs que les sbires qui t’entourent. Ces gardes du corps sont l’esprit d’Alvarito Conrado (1) et cette légion d’enfants et d’adolescents que tu as donné l’ordre de tuer, et qui veillent sur mes pas nuit et jour.

«Daniel, je voudrais te rappeler une conversation avec ton père, un soir, assis tous les deux devant chez vous, dans le quartier San Antonio à Managua. Don Daniel m’avait raconté une histoire à faire frémir. Tacho fils (2) torturait Baez Bone (3), et lorsqu’il lui trancha la langue d’un coup de yatagan, le patriote, baignant dans son sang, lui cracha au visage et lui lança : «Maudit sois-tu ! Ce sang te poursuivra jusqu’à ton dernier jour.

«Daniel, mets fin maintenant à ce génocide. Au nom du sang de ton frère Camilo, assassiné par les somozistes à Las Sabogales, arrête cette barbarie. Le 23 juillet (4) approche et le souvenir du sang sacré de cette jeunesse anéantie à Leon doit t’amener à réfléchir.

«Au nom de ce DIEU dont tu te remplis la bouche et l’âme. Au nom de ce DIEU qui est témoin de cet holocauste, cesse de tuer. Maintenant, Daniel, maintenant !»

Messe paysanne

Fin juin, Carlos Mejía Godoy était apparu en public pour demander la libération de Joel Mayorga, gendre d’un des musiciens de son groupe. Le jeune homme avait été arrêté par des paramilitaires cagoulés puis emprisonné. Il devait être libéré quelques jours plus tard.

L'œuvre la plus célèbre de Carlos Mejía Godoy est la Misa Campesina («messe paysanne»), dont la première version fut jouée en 1975, en pleine dictature. Sur le modèle de la Misa Criolla composée en Argentine dans les années 60, cette suite de chansons religieuses connaît dans les années 80 un succès international. Le Credo qui en est extrait est toujours chanté dans les églises de nombreux pays, mais pas au Nicaragua où il a été interdit par la hiérarchie catholique en raison de son message révolutionnaire.

(1) Alvaro Conrado, lycéen de 15 ans tué d'une balle dans le cou le 20 avril lors d'une manifestation contre la réforme de la sécurité sociale. C'est la plus jeune victime de la répression.

(2) Surnom d'Anastasio Somoza Debayle, fils du dictateur qui lui succédera en 1967. il sera renversé par l'insurrection sandiniste en 1979.

(3) Assassiné en 1954 après une tentative de renverser la dictature.

(4) Le 23 juillet 1954, une manifestation étudiante est réprimée dans le sang à Leon (quatre morts).