Dawn Demetris-Stucker est souriante et enthousiaste. Moi, un peu moins. Cette tireuse sportive, réputée auprès des gâchettes de Caroline du Nord, m’a donné rendez-vous à son stand de tir, On Target, à Asheville. Sur un mur sont accrochés des dizaines de fusils d’assaut, dont le tristement célèbre AR-15, utilisé dans toutes les tueries ou presque ces dernières années aux Etats-Unis. Dawn attache ses boucles platine, range sa chaîne en or sous son tee-shirt, choisit trois armes de poing. On prend des munitions, des lunettes de protection en plastique et des casques antibruit dans le magasin, et nous voilà côté stand de tir, ce déjà-vu cathodique en néons et béton gris. Je commence à avoir chaud. Et si je suis ultra-mauvaise ? Et si je blesse quelqu’un ?
Le sol est tapissé de douilles. On installe des cibles - silhouettes d'hommes orange ou grises -, qu'on scotche sur des panneaux en carton. Dawn décide de me faire débuter à cinq mètres. Patiente, elle me montre comment tenir le revolver. «La règle absolue, jusqu'à ce que tu sois prête à tirer, c'est "finger outside the trigger !" Tu laisses ton doigt le long du canon. L'arme elle-même ne représente aucune menace. C'est toi, la menace.» Rassurant.
Dawn m'apprend les gestes de base. En élève appliquée, j'ai toutes ses directives en tête. Jambes un peu écartées. Buste légèrement en avant pour absorber le recul. Bras tendus. Je ne tremble pas. J'enlève doucement le cran de sûreté. Me voilà cramponnée à un Browning Buck Mark .22 long rifle, l'œil gauche fermé pour bien aligner le guidon avec le cran de mire. Cible touchée. On passe à un plus gros calibre : un Sig Sauer 360 mm. Les choses se compliquent : la gâchette est plus capricieuse, l'arme plus lourde, la cible deux fois plus loin. «T'es trop en arrière là, faut pas te laisser dominer par l'arme»,insiste ma prof. J'enchaîne avec un Glock 9 mm. Je vide mon chargeur et découvre, à mon grand désarroi et en quelques minutes à peine, la satisfaction macabre, la sensation de puissance primitive que procure le tir.
«La clé, l’éducation»
Depuis un an que je suis installée aux Etats-Unis, j'ai écrit ces chiffres cent fois : environ 36 000 morts par arme à feu chaque année, dont 22 000 suicides et plus de 12 000 homicides (les quelques milliers restants sont des décès accidentels ou des morts lors d'interventions policières). Soit presque 100 morts par jour, dont une trentaine d'homicides. La question de l'encadrement des armes est une douloureuse arlésienne aux Etats-Unis, réactivée par chaque tuerie de masse - 340 depuis mon arrivée dans le pays en juin 2017, selon la comptabilité exhaustive de l'organisation Gun Violence Archives. Les plus meurtrières font les gros titres : Las Vegas (58 morts), Sutherland Springs (26 morts) ou Parkland (17 morts). Cette dernière, en février dans un lycée de Floride, a donné naissance à un mouvement inédit en faveur d'une plus ferme législation sur l'accès aux armes. Et si je comprends ces jeunes victimes résilientes au discours structuré et aux motivations limpides, le camp d'en face reste une énigme. L'une des rares fois où j'ai eu l'occasion de discuter avec des «pro-guns», c'était dans une armurerie au fin fond de la Pennsylvanie, et ils cochaient toutes les cases de mon stéréotype : des hommes blancs, pro-Trump, de la classe populaire, recrachant les éléments de langage de la NRA, le puissant lobby des armes, et invoquant le sacro-saint deuxième amendement de la Constitution, qui garantit le droit aux Américains de posséder des armes. Egrenant les incontournables poncifs : «When there's a bad guy with a gun, you need a good guy with a gun. [Si il y a un méchant avec une arme, il faut un gentil avec une arme].» La prochaine fois que j'entends ça, je kidnappe des pangolins.
A Asheville, où l’on découvre la sensation de puissance primitive que procure le tir. Photo Mike Belleme
Bref, rien qui m'aide à comprendre ces 25 % d'Américains détenteurs d'une arme, ce pays où l'on compte 85 armes pour 100 habitants. Dans ce débat stérile, où les camps sont bien délimités entre pro et anti, je sais que quelque chose m'échappe. Que signifie cet oxymore de «gun culture», la culture des armes ? Existe-t-elle seulement ? En trente ans à tenir le stand de tir, Dawn et Jeff ont vu des générations de pères emmener leur fils s'entraîner. «La clé, c'est l'éducation, reprend la tireuse. Les gens ne devraient pas pouvoir acheter une arme et rentrer chez eux sans avoir pris au moins quelques cours.» Selon elle, il y aura toujours des failles dans la législation, aussi stricte soit-elle. Les deux possèdent un permis de port d'armes dissimulées (ils soulèvent en même temps leur tee-shirt pour montrer un discret holster). La Caroline du Nord est considérée comme un Etat permissif en la matière : il n'impose pas de contrôle d'antécédents pour l'acquisition d'armes d'épaule ; fusil d'assaut et chargeurs à grande capacité sont en vente libre.
Dawn donne des cours pour femmes, et parle «d'empowerment». Elle a découvert le tir sportif presque par hasard, quand ils se sont décidés, avec son mari Jeff, à acheter le stand. Elle adore ça : la précision, la concentration, l'adrénaline, la compétition. Elle aime aussi l'objet lui-même, et nous montre des photos de sa collection sur son téléphone. «On est des "gun snobs"», rigole Jeff, qui possède, entre autres, un «fusil de 1890» : «Ah, s'il pouvait parler ! C'est ça notre héritage, l'histoire de notre pays.»
Avec Mike, le photographe, nous poursuivons notre route. La Toyota déglinguée slalome entre les vallons, les lacs, les cascades, les petites églises. Des deux côtés, les reliefs plantés de forêts luxuriantes des Smoky Mountains, la naissance des Appalaches, dans l'extrême sud-est de la Caroline du Nord. Le Tennessee est tout proche. On arrive chez David Joy, un écrivain de 34 ans, natif de la région. Une jolie maison blanche, deux rocking-chairs sous le porche, un potager. Il nous accueille pieds nus dans l'herbe, accompagné par son chien, Charles. «Hier, j'ai tué un coyote qui l'attaquait», dit-il en nous serrant la main. David va me faire tester un autre type d'arsenal : ses fusils. Il va dans son bureau, j'entends les «bip bip» du code de son coffre-fort, et il ressort avec trois armes d'épaule, une grise, une verte, et une à imprimé militaire. Il a anticipé notre session de tir : il a acheté la veille, à Walmart, tout un tas de munitions, des cibles et un casque antibruit, pour la somme de 91,43 dollars (79 euros). Je lui ai filé du cash et il m'a tendu la facture - pas sûre que la compta, à Paris, ait déjà vu une telle note de frais.
Dawn Demetris-Stucker, professeure de tir, tient le stand avec son mari. Des «gun snobs» qui aiment autant utiliser les armes que les collectionner. Photo Mike Belleme
Peu après la fusillade de Parkland, l'écrivain s'était fendu d'une longue tribune dans le New York Times, intitulée «la Culture des armes est ma culture. Ce qu'elle est devenue m'effraie», que j'avais trouvée éclairante. Elle montrait que oui, on pouvait se revendiquer de cette «gun culture», tout en tenant un discours articulé sur le contrôle des armes. Outre ce texte, la violence est omniprésente dans ses romans noirs (Là où les lumières se perdent, paru chez Sonatine en 2016, ou le Poids du monde, qui sera publié en France fin août). Deux bonnes raisons de passer l'après-midi avec ce grand taiseux à la barbe rousse et au regard bronze.
Partir en courant
On suit son pick-up noir pendant quelques kilomètres, jusqu'à un stand de tir, extérieur cette fois, en pleine nature. David nous avait dit de coiffer nos protège-oreilles avant de sortir du véhicule. On comprend pourquoi : ici, ça tire à tout va, et pas avec des petits pétards. Les basses des percussions résonnent dans mon sternum. L'employé du stand nous demande de remplir un formulaire : on doit donner son nom, dire si on est majeur ou mineur, si on compte tirer avec des armes de poing ou des armes d'épaule. C'est tout. Sur les postes de droite, réservés aux revolvers, deux ados et leur mère s'entraînent. Le père, derrière, taquine l'un deux, qui a raté la cible. On demande à l'employé du stand quel est l'âge minimum pour s'exercer au tir. «Il n'y a pas de limite, je considère qu'à partir de 6 ans, s'ils sont encadrés, rien ne les empêche de le faire.» A un mètre d'eux, leur fille de 2 ou 3 ans joue avec un seau rempli de cartouches, enfilant les douilles sur ses petits doigts.
Une fois par demi-heure environ, l'agent annonce que le stand est «cold». Tout le monde met la sécurité sur ses armes, et plus personne ne tire - quel soulagement. Je vais devoir tirer avec les trois fusils de David, du plus petit au plus gros calibre, du 22 long rifle au 270 Winchester. David installe deux cibles, l'une à 50 yards (45 mètres), la seconde à 100 (91 mètres). C'est bougrement loin, il faut viser à la lunette. Les armes pèsent une tonne, je dois actionner un petit levier entre chaque coup de feu, et le recul est terrible. A ma gauche, un type en treillis fait tonner son AK47. Nulle paroi entre nous. De mon box, je ressens le souffle de ses tirs et, c'est cadeau, reçois ses douilles sur la tête. Un autre gars tire comme un sourd. La bande originale de la guerre. L'atmosphère est lourde, saturée par l'odeur de poudre. Mon cerveau fait sa tambouille : poudre, sang, mort, ce parfum mêlé que j'avais découvert en 2011, pendant la guerre en Libye. David a dû voir mon malaise : «T'es vraiment pas obligée de tirer, hein, on arrête quand tu veux.» C'est surtout le dernier fusil, le Howa 1 500 qu'il utilise pour chasser le cerf, qui me fait douter. David m'a dit de serrer le plus possible la crosse contre mon épaule et ma joue droite, quand j'aurais plutôt tendance à l'envoyer valser et à partir en courant. J'appuie sur la détente ; le coup part dans une percussion tonitruante. Je pousse un cri, mélange de peur et de surprise, qui fait marrer tout le monde. C'est comme si je venais de recevoir une gifle terrible et une châtaigne sur l'épaule.
Avec David Joy, écrivain. Ici, ça tire à tout va et l’atmosphère est saturée par l’odeur de poudre. Photo Mike Belleme
«T’inquiète pas»
David Joy est un chasseur, un vrai. Il se nourrit essentiellement des légumes de son potager et de la viande des animaux qu'il chasse. Avec son accent traînant du Sud qui malaxe les voyelles, il se dit «complètement à gauche» ; la preuve, il a «toujours voté démocrate». Mais, sur les armes, il ne se reconnaît «ni dans ceux qui les glorifient ni dans ceux qui les diabolisent». Il revendique son droit d'en porter, comme ce 9 mm qu'il a toujours sur lui. Je lui dis que, pour moi, arme à feu égal danger. «Je n'aime pas me sentir pris au piège», dit-il. En même temps, il est farouchement en faveur de l'interdiction pure et simple des fusils d'assaut aux Etats-Unis. Il voudrait des contrôles d'antécédents bien plus approfondis, et des examens psychologiques. Depuis le perron de sa maison, on entend le doux tintement d'un carillon accroché à la gouttière, et des coups de feu. «T'inquiète pas, c'est sûrement un type qui s'entraîne dans son jardin», balaye-t-il, imperturbable. Il reprend : «La majorité des Américains qui possèdent des armes sont favorables à des lois bien plus strictes. Mais comme la subtilité c'est pas sexy, on ne les entend jamais.» Alors, on le laisse parler.
Pendant plus de deux siècles, dit-il, les Américains ont vu les armes pour ce qu'elles étaient : «Des outils permettant de mettre de la nourriture sur la table. La militarisation, la fétichisation des armes comme l'AR-15 sont arrivées après le 11 Septembre, le tout ancré dans la xénophobie. Les armes font certes partie de notre culture, mais pas de cette culture-là. Maintenant, il y a tous ces types qui se préparent à la guerre ou à une putain d'apocalypse. D'autant que les fabricants et les vendeurs ont su capitaliser sur cette peur. Tu sais comment ils appellent un fusil AR-15 vendu avec un seau de munitions ? Un "freedom bucket", le seau de la liberté !» Alors c'est quoi, pour lui, la «gun culture» ? Il hausse les épaules : «Comme ce que tu as vu aujourd'hui : c'est complexe.»
Demain : j'ai testé la survie en forêt.