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Libération
Interview

Michel Kazatchkine : «La baisse de la solidarité mondiale est inquiétante»

Michel Kazatchkine, ex-chef du Fonds mondial de lutte contre le sida analyse des signes géopolitiques menaçants.
publié le 22 juillet 2018 à 19h46

Le professeur Michel Kazatchkine a été président du Fonds mondial de lutte contre le sida de 2007 à 2012. Il est depuis envoyé spécial du secrétaire général de l'ONU sur le VIH/sida en Europe de l'Est et en Asie centrale. Il a signé un appel dans la grande revue scientifique, The Lancet, avec 30 autres personnalités, pour une refonte de l'approche mondiale de la maladie.

Ressentez-vous, comme le craint l’ONU-sida, un vrai risque de désintérêt mondial dans la riposte anti-VIH ?

Cette crainte existe, elle n’est pas nouvelle, mais le moment me semble particulier. Et cela pour deux raisons. D’abord, sur le front de l’épidémie, on note que l’incidence, c’est-à-dire le nombre de nouveaux cas par an, est en plateau. Cela ne baisse plus, alors qu’entre 2007 et 2012 nous avons vu des diminutions nettes. Pour le dire simplement, l’épidémie va plus vite que nous. Et ce constat sera l’une des caractéristiques de la conférence d’Amsterdam.

Mais ce sont d’autres raisons qui justifient votre inquiétude…

Oui, et bien sûr d’abord la baisse de la solidarité mondiale, avec la diminution réelle des financements internationaux. Cela intervient alors que les financements que l’on appelle domestiques (c’est-à-dire venant des pays eux-mêmes) certes montent en puissance, mais ne sont pas à la hauteur de la transition qui se joue. Et puis, il y a une autre raison, plus géopolitique.

C’est-à-dire…

Le multilatéralisme a été la clé de l’efficacité de la riposte mondiale avec la création du Fonds mondial ; ce multilatéralisme est attaqué de toutes parts. Il n’a plus la cote. Les signes sont nombreux. On le voit évidemment avec l’attitude des Etats-Unis qui n’en veut plus. Et même le Pepfar (programme massif américain contre le sida) ne se concentre plus que sur quelques pays. Ceux du Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) continuent, pour leur part, de considérer que le Fonds est une émanation du G7, et ne s’y investissent toujours pas. Quant à l’Europe, elle est divisée entre le Brexit et les pays de l’Est qui sont peu ouverts.

Cela met-il en péril le Fonds mondial ?

Le Fonds est aujourd’hui en difficulté ; il n’a pas d’avances financières, il vit sur ses acquis, utilise l’essentiel des contributions. Il n’a plus de flexibilité. La conférence dite de reconstitution du Fonds, qui aura lieu à l’automne à Paris, sera décisive. Mais on peut être inquiet.

Et la France ?

Le président Macron a affirmé que la contribution française serait maintenue, mais la France n’a pas envoyé de signaux forts, et aucun problème de fonds n’est réglé.

Vous travaillez beaucoup sur les pays de l’ex-URSS. Est-ce toujours le déni en Russie ?

Le Premier ministre russe a convoqué en 2017 une réunion sur le sida, en demandant que dans les six mois on lui apporte une stratégie. C’était une première, mais au final le plan d’action n’apporte rien de concret. Sur les usagers de drogue, cela ne bouge pas, la Russie reste opposée aux politiques de réduction de risques, pourtant les seuls efficaces.

L’avenir est sombre…

Le scénario pessimiste qui commençait à se dessiner se confirme. Nous, acteurs, nous n’arrivons pas à sortir de nos schémas, nous restons fixés sur l’exceptionnabilité du sida. Je prends un exemple : les nouvelles infections touchent essentiellement les groupes vulnérables. Nos méthodes d’accès à ces groupes ne sont pas pertinentes. Je pense beaucoup aux travailleurs migrants. En Asie centrale et en Russie, les données sont impressionnantes : 30 % des nouvelles infections en Ouzbékistan et 70 % en Arménie touchent des gens qui sont partis travailler en Russie. Comment faire ? Les populations vulnérables n’accèdent ni à la prévention, ni au traitement, ni à l’information. Il faut changer, évoluer, sortir de nos impasses, de nos langages. Il faut prendre le virage, mais lequel ?