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Libération
Les espionnes (3/6)

Kim Hyun-hee, dans les griffes des tigres

A l’âge de 18 ans, les services secrets nord-coréens l’arrachent à sa famille pour la transformer en machine à tuer. Sa première mission : faire exploser un avion de la Korean Air.
Kim Hyun-hee à son arrivée au tribunal de Séoul, le 25 avril 1989. (Photo Liu Heung Shing pour AP)
publié le 23 juillet 2018 à 17h06

Mille fois, elle s’est préparée. Mille fois, elle a répété. Mais cette fois, ses mains tremblent dans les toilettes de l’aéroport de Bagdad. Entre les doigts, elle tient l’engin. Une petite radio de marque japonaise. Un Panasonic RF-082, compact et pratique. La nuit va bientôt envelopper ce 28 novembre 1987. Il est grand temps de lancer le compte à rebours, d’activer le système. Rester concentrée. Retenir son souffle. Le réglage est effectué. Les piles et les fioles sont en place. Un dernier regard furtif dans le miroir des sanitaires. Puis, la salle d’attente, le bus et quelques pas sur le tarmac avant l’embarquement pour le vol 858 de la Korean Air. Il doit relier Séoul après une courte escale à Abou Dhabi. Dans une petite sacoche, la Panasonic RF-082 est placée dans le compartiment à bagages, au-dessus des sièges. Après une heure de vol, avec son complice Kim Seung-il, Kim Huyn-hee débarque, les jambes flageolantes. Elle a «oublié» la pochette dans l’avion…

«Survivre». L'idée de cette mission a germé dans la tête de Kim Jong-il en personne, le fils du père fondateur de la République populaire et démocratique de Corée, Kim Il-sung. «L'ordre même a été écrit de sa propre main», assure le directeur des renseignements qui a recruté Kim Huyn-hee. «C'est probablement la mission la plus importante qui ait été jamais confiée à nos services depuis leur création.» Il n'est pas interdit de penser que le constat est encore valide aujourd'hui.

La jeune femme a alors 25 ans. Et, depuis sept ans, elle a changé de vie. «L'enfant de Kim» est devenue une machine à tuer. Etudiante à l'école des langues étrangères de Pyongyang, où elle apprend le japonais, elle a 18 ans quand elle est convoquée au bureau du directeur. Un homme l'y attend. Il arbore un badge en forme de drapeau : il est membre du comité central du Parti. Elle est réquisitionnée.

Il lui donne la soirée et la nuit pour faire son sac, quitter frère et sœur, mère et père diplomate. Qui lui confie, résigné : «Tu peux survivre, même si on te jette dans la fosse aux tigres (1), à condition de rester maîtresse de toi-même.» Puis, «pour le Parti» et «pour la réunification» des Corées, Kim Huyn-hee devient l'agent Ok Hwa. Au service des Kim, le quotidien se transforme en un programme de survie à l'école militaire de Keumsung, «sans trace de civilisation à des kilomètres à la ronde».

Là, Ok Hwa s'endurcit, se perfectionne, manipule les armes, s'initie aux arts martiaux, apprend des langues étrangères, étudie la philosophie de Kim Il-sung qui «est comme le Soleil pour la Terre». Poussée à «l'extrême limite de la résistance du corps et de l'esprit», Ok Hwa excelle. «Tu as trop de choses pour toi : la beauté et la cervelle», lui dit une de ses collègues avant qu'elles ne se disent adieu.

Fausse identité. La dernière mission approche. Et c'est aussi la fin d'une vie. Aux premières heures du 29 novembre 1987, le Panasonic RF-082 s'allume au-dessus de la mer d'Andaman. Le vol 858 de la Korean Air disparaît des radars, en volatilisant 115 vies.

Arrêtée à l'aéroport, Ok Hwa ne parvient pas à se suicider. Malgré sa fausse identité japonaise, elle est transférée en Corée du Sud où elle avoue après trois semaines d'interrogatoire. Condamnée à mort, elle sera graciée en 1989. «L'enfant de Kim» disparaît alors. «Je suis des leurs», finit par dire Kim Huyn-hui en parlant des Sud-Coréens. Elle vit aujourd'hui au Sud, dans un endroit caché. Loin de la fosse aux tigres.

(1) Titre de sa biographie parue aux éditions Presses de la cité (1994).