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Libération
Reportage

Vote au Pakistan : la guerre des clans, le peuple à cran

Pénurie d’eau, éducation, pauvreté… Dans le Pendjab, terre symbole du conflit entre la famille Sharif et le député Imran Khan, les problèmes de la population sont laissés de côté par les candidats aux législatives, qui se tiennent ce mercredi.
A Lahore, le 23 juillet, lors d’un meeting du Mouvement pour la justice au Pakistan (PTI, parti de l’ex-champion de cricket et éternel opposant Imran Khan). (Photo WAKIL KOHSAR. AFP)
publié le 24 juillet 2018 à 20h26

A petits pas, Yasmin Rachid fend la mare poisseuse qui lui monte jusqu'aux genoux. Il n'a plu que pendant dix minutes, mais la circonscription «NA-125», au cœur de Lahore, la deuxième ville du Pakistan, est en contrebas des quartiers périphériques. Alors en temps d'averses, pour le petit million d'habitants du district, c'est «jour de cuve», comme ils disent. «Pardonnez-moi l'expression, mais quand je vois ça, je me dis que le PML-N mérite un bon coup de pied au derrière», s'écrie cette gynécologue de 68 ans, tandis qu'un étal de mangues part à la dérive. L'objet de son courroux, le PML-N, ou Ligue musulmane pakistanaise, est le parti de l'ex-Premier ministre Nawaz Sharif, influent dans le Pendjab, que sa famille et lui gouvernent depuis les années 80. A l'exception de la décennie 1999-2008, quand le général Musharraf était au pouvoir et les Sharif en exil, le PML-N a longtemps régné sans partage dans la plus grande province du pays. Rien n'est moins vrai aujourd'hui.

Depuis un an, le PML-N a perdu pied sur ses terres, à mesure que les ennuis de Nawaz Sharif avec la justice se sont aggravés. La Cour suprême l’a d’abord destitué du poste de Premier ministre pour corruption en juillet 2017. Puis elle l’a banni à vie de toute élection. Début juillet 2018, il a finalement été condamné à dix ans de prison puis incarcéré dans la foulée. Sa fille Maryam a pris sept ans. A chaque nouveau tracas, «le Lion du Pendjab» a crié un peu plus au complot, ourdi selon lui par la très puissante armée pakistanaise, de mèche avec la justice.

Candidate pour la troisième fois aux élections législatives sous les couleurs du Mouvement pour la justice au Pakistan (PTI, le parti de l’ex-champion de cricket et éternel opposant Imran Khan), Yasmin Rachid sait qu’elle n’a jamais été en aussi bonne posture pour l’emporter. Sa principale rivale n’était autre que Maryam Sharif. Il paraît loin, ce bon mot lahori : «Si Nawaz nommait un chien à la tête de NA-125, le chien l’emporterait…»

Dans une rue parallèle, une dizaine de trous creusés dans un bitume flambant neuf congestionnent le trafic. Lors de la pose de l’asphalte, à huit mois des élections, l’entreprise sous-traitante, embauchée à la hâte par les autorités provinciales, aurait oublié de vérifier l’état des égouts. Qui débordent, donc. Des ouvertures ont dû être pratiquées pour évacuer l’eau croupie. Une aubaine pour Yasmin Rachid, qui conduit une réunion politique dans une impasse adjacente, noyée sous une pluie de pétales de roses.

Déchets

Les habitants vivent aussi au rythme de la campagne dans un petit village sans nom, proche de la ville de Manga Mandi, au sud-ouest de Lahore. Ce hameau, planté au cœur de rizières vert tendre, vote d'un bloc pour les Sharif. Les affiches du PML-N recouvrent les murs en torchis des fermes. Mudassat Yazin, qui dirige une section jeunesse du parti, est très optimiste : «Les gens ici resteront fidèles à Sharif. Ils ne voteront pas pour un homme qui ne cherche qu'à défendre les droits des Pachtounes», en référence à l'ethnie d'Imran Khan.

Un paysan confie, désignant des plaques rouges sur le dos de son fils : «Nos enfants ont tous la peau malade. Depuis huit ans, l'eau courante est impure, elle nous brûle.» L'usine de câbles électriques qui s'est installée de l'autre côté de la route déverse ses déchets dans la rivière : «Nous nous sommes plaints aux autorités, mais le directeur de l'usine a des amis haut placés au PML-N.»

La question de l'eau est cruciale au Pakistan où, selon l'Unicef, 53 000 enfants meurent chaque année de diarrhée après avoir consommé de l'eau non potable. Le manque d'infrastructures est criant. Le pays ne compte que trois bassins de stockage, contre plus d'un millier en Afrique du Sud ou au Canada. Les eaux de la mousson sont donc perdues pour les habitants, quand elles en manquent le reste de l'année. Du fait d'une très forte augmentation démographique, le Pakistan, qui a vu sa population quintupler depuis 1960 et qui gagne encore 4 millions d'habitants par an, se trouvera en 2025 en situation de «pénurie absolue», avec moins de 500 mètres cubes du précieux liquide disponibles par personne. Soit trois fois moins qu'en Somalie aujourd'hui, selon l'ONU. Cette pression démographique se fait également sentir au niveau social. Alors que le pays investit plus de 3 % de son PIB dans l'éducation, il est incapable de suivre le rythme galopant des naissances. Accusé de n'investir que dans le développement économique plutôt que dans l'éducation et l'accès aux soins, le gouvernement du Pendjab a augmenté son budget alloué à l'éducation de 10 % en 2017-2018. «Mais le problème n'est pas réglé pour autant,peste Momed Azar, dont le fils fréquente l'école du village. L'année dernière, le maître n'est pas venu pendant deux mois.» Une faille bien connue au Pakistan : même quand les établissements existent, personne ne vérifie la présence des professeurs.

En Khyber Pakhtunkhwa (KPK), le bastion d’Imran Khan, le gouvernement provincial a instauré des contrôles biométriques dans plusieurs écoles pour circonscrire le phénomène. Un système en cours de généralisation. Ces efforts, l’un de ses grands arguments de campagne, trouvent leur cible dans le Pendjab, où l’éducation a été délaissée par le clan Sharif. Conquérir cette province serait un coup de maître pour l’ex-champion de cricket. Car la région, qui concentre près de la moitié de l’électorat du pays (106 millions de personnes), est stratégique. Le parti qui s’y impose rafle souvent la mise au niveau national.

Le PML-N, de son côté, a constaté un effritement progressif du nombre de ses candidats dans la province qui, soit devenaient indépendants, soit passaient à l'ennemi, au PTI. Plusieurs d'entre eux ont avoué à l'agence Reuters avoir fait le grand saut après avoir été menacés par les services de renseignement. Une situation préoccupante pour le PML-N, quand ces electables (grands électeurs), à l'influence forte sur leur communauté, rallient avec eux les suffrages de villages entiers.

Des médias ont aussi fait état de pressions pour qu'ils censurent les manifestations du parti de Nawaz, désormais dirigé par son frère Shahbaz, bien moins bon orateur. Samedi, un juge d'Islamabad a hardiment dénoncé «la complète implication dans le processus judiciaire» des services secrets militaires, qui «choisissent les juges». Quelques heures plus tard, un ténor du PML-N était condamné à la prison à vie pour trafic de drogue. L'affaire datait de plus de six ans.

«Résilience»

«Le seul refrain de ces élections, c'est qu'elles sont manipulées, immorales, souligne l'analyste politique Tahir Malik, professeur à l'université de Lahore. C'est à peine si les enjeux du chômage et de la crise énergétique apparaissent dans les programmes.» Et le politologue de distribuer des bons points aux deux rivaux : «Il faut reconnaître aux Sharif une résilience impressionnante. S'ils gagnent, le problème de la gouvernance et de la séparation des pouvoirs [civil-judiciaire-militaire, ndlr] a de bonnes chances d'être abordé. On pourra peut-être mettre enfin les pieds dans le plat.» Quant à Imran Khan, «il a popularisé la notion d'anticorruption, ici dans le Pendjab. Les gens se mettent à demander des comptes». Le PTI d'Imran Khan, galvanisé par les revers à répétition de son adversaire, a en outre réalisé une bonne fin de campagne. Le projet d'«Etat-providence islamique» fait mouche auprès des jeunes, qui constituent près de la moitié de l'électorat. D'après les sondages, sa rhétorique sur le nouveau Pakistan séduit en premier chef les classes moyennes.

A Shalimar, un quartier populaire de l'est de Lahore, à moins de 10 kilomètres de la frontière indienne, les supporteurs d'Imran Khan se font la courte échelle pour grimper sur des conteneurs, aidés par les pylônes massifs qui supporteront le futur métro aérien. Le projet, unique dans le pays, a été initié par gouvernement provincial du PML-N. Les traits tirés, leur champion apparaît enfin à 22 heures. «A Lahore je me sens chez moi, comme partout au Pakistan ! Qu'attendent-ils, les Sharif, pour rendre visite au KPK ?» crie-t-il d'une voix fatiguée, en route pour un prochain meeting. «C'est notre héros», lance une femme en niqab, pharmacienne de son état. «Un héros qui va se brûler les ailes», prévient Samia Khan, une médium reconnue dans la sphère politique, célèbre pour avoir «prédit» en direct et bien avant qu'ils ne surviennent la chute de Nawaz Sharif et les deux divorces d'Imran Khan. A l'approche des élections, cette femme sans âge et distinguée court les plateaux. Ce mercredi, elle livrera sa «prophétie» en live sur une chaîne d'information. A Libération, elle n'a concédé qu'un indice : «A partir du 13 septembre, ce sera le chaos…»