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Libération
Interview

Elections au Pakistan : «En dehors du PTI, tous les partis dénoncent des fraudes»

Le chercheur Christophe Jaffrelot réagit aux retards dans le dépouillement alors que l'ex-champion de cricket Imran Khan, dirigeant du PTI, est en tête des résultats partiels.
A Islamabad, la capitale du Pakistan, jeudi matin. (Photo AAMIR QURESHI. AFP)
publié le 26 juillet 2018 à 12h00
(mis à jour le 26 juillet 2018 à 14h37)

Mercredi, le Pakistan se rendait aux urnes pour les élections générales, et vingt-quatre heures après, le décompte des voix n'est pas terminé. Mais l'ancien champion du monde de cricket Imran Khan a annoncé sa victoire au vu des résultats partiels. La partie se jouait avec Shahbaz Sharif, frère du précédent Premier ministre emprisonné pour corruption. Le clan Sharif a annoncé qu'il rejetterait les résultats pour cause de «trucage massif». Christophe Jaffrelot, chercheur au Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po et au CNRS, auteur du Syndrome pakistanais (2015, Fayard) met en évidence le rôle de l'armée dans cet épisode inédit de l'histoire politique pakistanaise (1).

Que se passe-t-il au Pakistan en ce lendemain d’élections ?

Le dépouillement est toujours en cours, il manque énormément de sièges. Ce qui est sûr, c'est que le Mouvement du Pakistan pour la justice (PTI) d'Imran Khan est en tête sur plus de 110 sièges, ce qui pourrait lui permettre d'obtenir la majorité absolue [137 sièges sont nécessaires à la formation d'un gouvernement, ndlr]. La PML-N de Sharif est derrière avec 64 sièges, et le PPP de Bilawal Bhutto Zardari aurait entre 30 et 40 sièges. Par ailleurs, les islamistes n'ont pas fait la percée qu'ils attendaient, avec 20 sièges seulement. Mais tout cela est totalement provisoire.

Le parti de Sharif dénonce des fraudes massives. De quoi parle-t-il ?

Dans tout le pays, des représentants de l’armée ont fait sortir les représentants des partis politiques des bureaux de vote, et les observateurs n’ont pas pu rester pour vérifier que le dépouillement était conforme aux règles de la constitution. En dehors du PTI, tous les partis dénoncent ces fraudes, y compris la Jamaat-e-islami, pourtant son alliée dans la province du Khyber Pakhtunkhwa. Le silence de la communauté internationale est assourdissant.

Que cherche l’armée en manipulant ces élections ?

Le but des militaires est d'éviter que ne s'installe au Pakistan un pouvoir civil fort. Nawaz Sharif était au départ leur créature, mais il s'est émancipé. Pour éviter qu'il ne fasse un deuxième mandat, ils ont réussi à le mettre sur la touche avec la complicité des juges [il a été destitué l'été dernier pour une affaire de corruption révélée par les Panama papers]. Mais son frère a pris le relais. Les militaires avaient besoin d'un missile pour le faire tomber. Ils n'avaient pas beaucoup de choix, ils ont jeté leur dévolu sur Imran Khan, tout en essayant qu'il n'obtienne pas de majorité absolue. On est tombés dans une forme de mascarade. Les gens votent, mais dans des conditions abracadabrantes. Sans parler des spécificités locales, comme les attentats qui dissuadent les électeurs de se déplacer.

Qu’entend la PML-N par «rejeter les résultats» ?

On ne sait pas encore. Est-ce que les députés élus refuseront de siéger ? Est-ce une forme de chantage ? L'armée ne serait pas ravie de se retrouver avec un pouvoir sans opposition, car le Pakistan pourrait être sanctionné par les institutions internationales pour être sorti du jeu démocratique. Tout ça est certainement l'objet d'une négociation, et pourrait expliquer la lenteur inédite du dépouillement. L'enjeu est de savoir si la PML-N va être aussi privée du Penjab [son fief électoral et plus importante province du pays]. On est sorti de la démocratie libérale. Encore une fois, le Pakistan ne fait que décevoir les espoirs qu'il suscite.

(1) entretien réalisé avant qu'Imran Khan revendique sa victoire.