Près d'une semaine après le déclenchement des incendies les plus mortels de son histoire récente, avec un bilan d'au moins 88 morts samedi, la Grèce panse ses plaies alors que les secours recherchent toujours les corps de ceux dont on reste sans nouvelles. Comme ces jumelles de 9 ans en vacances avec leurs grands-parents à Mati, à 40 kilomètres d'Athènes. Les photos de cette zone, la plus touchée, ont tourné en boucle dans les médias grecs. A la tête des sauveteurs de première urgence de la Croix-Rouge, Giannis Makris a été l'un des premiers à pénétrer au cœur de l'enfer. Il revient pour Libération sur cette semaine tragique.
«De toutes les horreurs que j’ai vues depuis lundi fin d’après-midi, au moment où nous avons été appelés pour intervenir en urgence, il y en a une en particulier qui restera à jamais ancrée dans ma mémoire. Dans la nuit de lundi à mardi, nous avons enfin pu pénétrer dans la zone la plus touchée par les incendies, la station balnéaire de Mati. On les a vus là, soudain, au cœur de la nuit, sur un petit sentier qui mène à la plage : 26 corps carbonisés, souvent serrés les uns contre les autres. On voyait bien que les parents avaient dû chercher à protéger leurs enfants jusqu’au bout en les recouvrant de leurs corps. Mais ils n’avaient aucune chance de survivre, entourés par les flammes qui se propageaient à une vitesse folle à cause de ces vents démentiels. Ils ont dû chercher à atteindre la plage. Dans cette zone résidentielle, on y arrive par de petits sentiers. Mais l’intensité du feu, la hausse de la température, qui a fait fondre jusqu’aux jantes des roues, a transformé leur fuite en enfer. J’ai eu les larmes aux yeux en découvrant tous ces corps recroquevillés, c’était terrible. En principe, je suis habitué aux incendies, il y en a quasiment tous les ans en Grèce, j’étais là en 2007 quand le Péloponnèse a brûlé, faisant près de 70 morts. C’était un record à l’époque. Mais cette vision, tous ces corps enlacés, je n’avais jamais vu ça. Et j’ai beau être formé à ne pas me laisser submerger par l’émotion, le choc a été très fort.
Silence
«On s’attendait à voir des choses horribles. On avait trop tardé à pénétrer derrière ce rideau de feu. Lundi soir, dans les premières heures de notre intervention, comme nous ne pouvions même pas entrer dans Mati - ni les pompiers ni moi avec mes deux équipes, dix hommes au total -, on s’est d’abord repliés sur le port de Rafina tout proche. On a organisé une rotation de barques pour évacuer au moins les gens coincés sur la plage. Ils étaient dans un sale état, beaucoup de vieux en état de choc, des gens partiellement brûlés ou souffrant de problèmes respiratoires. Quand les barques ont accosté à Rafina, il y a eu ce silence. C’était impressionnant. Personne ne pleurait, personne ne criait, les gens semblaient tétanisés. Plus tard dans la nuit, on a commencé enfin à pénétrer dans Mati avec les pompiers. En dehors du groupe des 26, on a trouvé d’autres corps, mais aucun survivant. Le paysage était lunaire avec ces maisons et ces arbres calcinés.
Solidarité
«C'était une banlieue balnéaire très populaire, avec 300 à 400 résidents permanents, mais plus de 4 000 personnes sur place pendant la période estivale. Il y avait beaucoup de personnes âgées accompagnées d'enfants : le genre d'endroit où les parents athéniens, ceux qui ne sont pas encore en congés, envoient leurs enfants avec les grands-parents pour les vacances. Ces «papous et yiayias» [grands-pères et grands-mères, en grec, ndlr] avec leurs petits-enfants sont les principales victimes de cette tragédie. Reste qu'il y a encore beaucoup de gens qui n'ont pas été retrouvés, ni dans les morgues ni dans les hôpitaux. Alors jusqu'à dimanche, on va continuer méthodiquement à fouiller chaque sentier, maison par maison, à raison de trois équipes qui se relaient 24 heures sur 24. Aujourd'hui, on entend beaucoup de critiques : les secours ont été déclenchés trop tard, les autorités n'ont pas pris conscience à temps de l'ampleur de l'incendie, etc. C'est possible. Mais c'est facile ce genre d'indignation a posteriori. En réalité, Mati n'avait jamais été touché par les feux, on est si près de la plage ! Sauf qu'avec ces vents infernaux, en moins de deux heures les gens se sont retrouvés piégés. Moi, ce que je vois surtout, c'est la formidable solidarité qui s'est immédiatement déclenchée. Des tas de gens sont venus spontanément proposer leurs services dans les centres de premiers secours. On a ouvert un compte bancaire pour aider ceux qui ont tout perdu, et déjà les montants dépassent nos espérances. C'est une tragédie nationale, les incendies les plus mortels que la Grèce ait connu, mais les victimes ne doivent pas être abandonnées. Désormais l'important c'est de faire tout ce qu'on peut pour les aider.»
Photo Alexia Tsagkari