Menu
Libération
A bord de Tara

A bord de Tara Pacific : des dizaines de milliers d'échantillons envoyés à travers la planète

Pendant un mois, «Libération» embarque à bord du voilier-laboratoire «Tara» pour suivre le travail des scientifiques de l’expédition, au chevet des récifs coralliens du Pacifique.
Une multitude d’échantillons, passés dans l’azote liquide, attendent maintenant d’être analysés. (Photo Yann Chavance)
par Yann Chavance, envoyé spécial à bord de «Tara»
publié le 6 août 2018 à 14h50
(mis à jour le 3 septembre 2018 à 12h18)

Pendant un mois, Libération embarque à bord du voilier laboratoire Tara pour suivre le travail des scientifiques de l'expédition, au chevet des récifs coralliens du Pacifique.

Episode 1 : Braquage météo

Episode 2 : Corail, eau, poisson

Episode 3 : Clipperton passé au crible

Episode 4 : Pas de répit pour l’équipe plancton

Episode 5 : Coraux en péril

Episode 6

La mission s'achève, l'aventure scientifique continue

1er septembre. Une nouvelle fois, Tara a changé de visage. Après le calme de la navigation, la routine intensive des plongées, la goélette est entrée dans le rythme effréné des escales. En l'occurrence, Panama City. Pour beaucoup à bord, la fin du voyage. Tara devient alors une véritable fourmilière, où l'on accueille sur le pont les nouveaux arrivants tout en souhaitant bonne route à ceux qui s'apprêtent à retrouver une «vie normale» à terre. Le tout entrecoupé de réunions avec les autorités panaméennes pour gérer les questions administratives et de va-et-vient à terre de la cuisinière pour renouveler les stocks de produits frais. Pour assurer la continuité, chacun transmet à son successeur les informations importantes, les conseils et les pépins rencontrés jusqu'ici. Dans la salle des machines, le chef mécano n'aura que quelques heures pour effectuer ce passage de relais. Sur le pont arrière, «l'équipe plancton» ne croisera même pas ses remplaçants, devant se contenter d'un topo écrit rappelant tous les protocoles.

Mais pour la première fois depuis le début de la mission, une grande partie de l'équipe ne sera pas remplacée. Et pour cause : dans quelques heures, Tara s'engagera dans le mythique canal de Panama pour quitter définitivement l'océan Pacifique, après deux ans passés à le sillonner d'Est en Ouest et du Nord au Sud. Pour Tara Pacific, cela signe officiellement la fin des plongées, des études de récifs, des prélèvements de coraux et de poissons. Une fin qui s'était déjà matérialisée trois jours plus tôt, devant les rivages grandioses de l'archipel de Coiba. Ici, où la première plongée de l'expédition avait eu lieu deux ans auparavant, les plongeurs étaient remontés une toute dernière fois à bord de Tara, les sacs remplis d'échantillons. Des gestes devenus mécaniques, après plus de 2 500 plongées dans le Pacifique, effectués dans le silence. «On ne réalise pas encore, mais c'est la fin de quelque chose», avait tout de même lâché Emilie Boissin, la coordinatrice scientifique de la mission.

Ce n'est véritablement que le soir même, après une bouteille de champagne sabrée à la réussite de la mission, que chacun réalisa le chemin parcouru. Un mélange de «satisfaction du travail accompli et d'émotion de terminer ces deux ans de terrain» pour le directeur scientifique Serge Planes. «Une telle expédition, à cette échelle et impliquant près d'une centaine de chercheurs, c'est absolument unique», résuma-t-il, avant de rappeler que seule la phase de terrain est close. Une autre s'ouvre maintenant, plus longue, plus incertaine aussi : le méticuleux travail d'analyse des données récoltées. Des dizaines de milliers d'échantillons seront envoyés à travers le monde dans les différents laboratoires partenaires, pour y être étudiés, observés, mesurés et surtout séquencés. Puis, il faudra comparer les microorganismes identifiés dans les coraux et les poissons, ceux trouvés dans deux sites d'une même île ou encore entre deux archipels. «Il faudra compter au moins deux à trois ans avant d'obtenir une vision globale», estime Serge Planes, prudent. Et sûrement bien plus encore pour que les coraux récoltés sur le voilier-laboratoire finissent de dévoiler tous leurs secrets.

En attendant, tout le monde à bord de Tara ne partage pas cette ambiance de fin de mission. Pour les marins tout d'abord, il reste encore à ramener le bateau à son port d'attache, Lorient. Après le canal de Panama, la goélette quittera peu à peu les eaux tropicales pour rejoindre la côte Atlantique américaine, avant de traverser un océan plein Est jusqu'en Bretagne. Tout du long, la science ne s'arrêtera pas pour autant. Si les plongées et les coraux ne seront plus d'actualité, la pêche au plancton reprendra de plus belle, sept jours sur sept, de jour comme de nuit. Des milliers d'échantillons restent ainsi à prélever avant de rejoindre le trésor de guerre conservé dans les congélateurs de Tara. Ce n'est donc qu'une fois le bateau accolé aux quais de Lorient, fin octobre prochain, que tous pourront enfin souffler. Cette fois alors, la mission Tara Pacific sera réellement finie. L'aventure scientifique, elle, ne fera que commencer, avec à la clé son lot de découvertes.

Episode 5

Coraux en péril

30 août. Un son de moteur couvre peu à peu le clapotis des vagues sur la coque. La petite annexe pneumatique de Tara revient avec à son bord une poignée de chercheurs-plongeurs. A peine de retour sur le pont, ceux-ci sont assaillis par une avalanche de questions posées par ceux restés sur la goélette. La première reste invariablement la même à chaque retour de plongée depuis deux ans. «Alors, c'était comment ?» On fait référence au paysage sous-marin, mais aussi cette fois à la vue depuis la surface. Il faut dire qu'ici, dans l'archipel panaméen de Coiba, chaque tour en annexe à la recherche du meilleur site de prélèvement entraîne une nouvelle claque visuelle. Une multitude d'îlots rocheux recouverts d'une forêt tropicale impénétrable s'enfoncent ici dans une eau turquoise. Un air de monde perdu, où ptérodactyles et gorille géant ne dépareilleraient pas. Après la description du paysage, au-dessus comme sous la surface, les chercheurs font face à une autre question, elle aussi posée après bon nombre de plongées. «Il y avait du blanchissement ?» A chaque nouvelle île visitée par Tara, c'est un peu la loterie. Impossible de savoir à l'avance si le site sera touché un peu, beaucoup ou dramatiquement par le problème.

Ambiance de monde perdu après l’orage, dans l’archipel de Coiba. Photo Yann Chavance

Pour bien comprendre le phénomène, il faut revenir à ce qui fait la base du récif : le polype corallien, minuscule animal qui s'associe à une microalgue appelée zooxanthelle. Une relation symbiotique, chacun tirant parti de cette association : la zooxanthelle fournit de l'énergie issue de la photosynthèse au polype, ce dernier lui offre en retour un abri sûr dans la gangue calcaire qu'il construit patiemment. Mais lorsque le polype subit une perturbation extérieure, il se sépare de son algue, laissant apparaître son squelette calcaire entièrement blanc. «Comme le polype tire plus de 90% de son énergie de la zooxanthelle, il finira par mourir si la situation ne revient pas à la normale au bout d'une quinzaine de jours», décrit Serge Planes, directeur scientifique de l'expédition Tara Pacific. Parmi les perturbations susceptibles d'entraîner un blanchissement, un nouveau venu a donné une envergure inédite au phénomène : l'élévation de la température de l'eau. Lorsqu'elle monte de quelques degrés au-dessus de la normale, c'est tout le récif qui peut perdre ses couleurs. Si l'histoire se répète trop souvent, les colonies coralliennes finissent par mourir… et disparaître définitivement.

C'est en 1998 que le phénomène prend pour la première fois une ampleur dramatique. «En l'espace de six mois, 18 à 20% des coraux de la planète ont disparu, rappelle Serge Planes. Ce fut une première vague massive touchant autant l'océan Indien que le Pacifique.» Malheureusement, la première d'une longue série, la faute à un changement climatique aux effets toujours plus présents. En début d'année, une étude publiée par la revue Science estimait qu'un récif subissait aujourd'hui un blanchissement sévère tous les six ans en moyenne. Bien trop fréquent pour que le corail puisse s'en remettre. Récemment, le phénomène a encore pris un nouveau tournant. A peu près en même temps que Tara effectuait son tour du Pacifique, une partie des récifs de la planète a connu des vagues de blanchissements à répétition, presque sous les yeux des scientifiques de la mission, dont Serge Planes. «Jusqu'ici, le phénomène était massif, à très grande échelle. Depuis 2015, nous observons des bulles d'eau chaude de quelques centaines de kilomètres qui causent des blanchissements très localisés.» Ainsi, les plongeurs de Tara ont pu à la fois admirer des récifs en pleine santé aux îles Cook ou encore en Nouvelle-Calédonie, mais aussi tomber sur des désastres comme aux Samoa, avec plus de 90% de coraux morts.

Dans les Samoa, les plongeurs de Tara ont observé jusqu’à 99% de mortalité des coraux sur de nombreux sites. Photo Maren Ziegler. Fondation Tara

Bien que les chercheurs de Tara Pacific aient ainsi été aux premières loges de ce phénomène, le blanchissement n'était pas au départ l'objet d'étude principal de la mission, comme le rappelle Serge Planes. «Nous allons comparer entre les différents sites étudiés le microbiome des récifs, l'ensemble des micro-organismes associés. Ce qui nous intéresse avant tout, c'est d'identifier la composante stable, la part du microbiome commune à tous les récifs. Mais, bien entendu, nous allons aussi regarder de près les sites ayant subi un blanchissement, voir si leur microbiome présente une particularité par rapport aux autres sites.» Pour le chercheur, des éléments de réponse sortiront probablement des milliers d'échantillons de Tara Pacific, «des lignes directrices», mais qui nécessiteront de nouvelles études plus spécifiques. Indispensable pour espérer comprendre le phénomène et anticiper au mieux le désastre biologique qui s'annonce : alors que les récifs coralliens de la planète ne couvrent que 0,2% de la surface des océans, ils abritent un tiers de la biodiversité marine.

Tara au mouillage dans l’archipel de Coiba, au large des côtes du Panama. Photo Yann Chavance.

Episode 4

Pas de répit pour l’équipe plancton

21 août. Après Clipperton, la goélette Tara a repris le large pour dix jours de navigation, direction l'archipel de Coiba, au Panama. Pour les 15 personnes entassées sur ce petit voilier de 36 mètres de long, l'atmosphère a changé à bord. Finis la succession des plongées, le tri des échantillons et les escapades à terre, place à une certaine routine, un quotidien plus calme. Avec de surcroît le retour d'une connexion internet à bord, chacun renoue avec le monde extérieur… et ses centaines de mails en attente. Sur le pont arrière pourtant, deux silhouettes continuent de s'activer des heures durant, jonglant entre des filets, des tuyaux et des tubes en pagaille. Pas de répit pour «l'équipe plancton», les prélèvements continuent même en pleine mer afin d'étudier ces organismes omniprésents dans les océans, bien qu'invisibles à l'œil nu pour la plupart.

Comme chaque matin, Amanda Elineau met le Dauphin à l'eau, un monstre de métal de plusieurs dizaines de kilos. Positionné sur le flanc de Tara, raclant la surface, cette bouche béante avale des litres d'eau de mer sur son passage. «C'est un prototype unique !» rappelle fièrement l'ingénieure. Il faut dire que c'est dans son équipe, à l'Institut de la mer de Villefranche-sur-Mer, que l'engin a été conçu spécialement pour cette expédition. «Les filets à plancton classiques ne s'utilisent qu'à faible vitesse, or pour Tara Pacific il fallait travailler sans devoir ralentir le bateau.»

Même tiré à 7 nœuds, le Dauphin pompe ainsi l'eau de surface sans broncher, raccordé à un long tuyau. A l'autre bout de ce dernier, Thibaut Pollina, bio-ingénieur à l'université de Stanford, s'active sur le pont pour traiter le précieux liquide. «Il y a tout une fraction qui sera étudiée directement, sans passer par des filtrations. On va notamment pouvoir mesurer la salinité, la concentration en minéraux ou encore la présence de nutriments, bref, tout ce qui va permettre de caractériser le milieu.»

La majeure partie de l'eau issue du Dauphin terminera cependant sa course dans le petit laboratoire sur le pont arrière de Tara. Le liquide passera en glougloutant par toute une batterie de pompes et de filtres, afin d'aboutir à des échantillons ne contenant qu'une taille bien définie d'organismes planctoniques. «Cette partie ira pour les analyses génétiques, celle-ci, filtrée à 0,8 micron, ce sera pour étudier les virus», lance Thibaut Pollina, affairé à plonger les différents échantillons dans l'azote liquide. Quelques mètres plus loin, Amanda Elineau met déjà un autre géant de métal à l'eau. Tiré plusieurs dizaines de mètres à la traîne derrière Tara, celui-ci piégera les plus gros organismes planctoniques ainsi que les débris plastiques flottants. «Ce qu'on fait là, c'est dans la continuité de Tara Méditerranée.» La précédente expédition menée par le voilier-laboratoire, qui s'était penchée en 2014 sur la pollution plastique et ses interactions avec les organismes planctoniques.

Thibaut Pollina observe les plus gros organismes du plancton, visibles à l’œil nu, qu’il a capturé pendant une station de nuit. Photo Yann Chavance

Mais pourquoi travailler ainsi sur le plancton au sein d’une expédition consacrée avant tout aux récifs coralliens ? La première réponse est forcément pragmatique. Quand on dispose d’un bateau scientifique en pleine mer pendant plus de deux ans, on l’utilise au maximum. Surtout quand ces études du plancton ne changent en rien le planning de la mission, s’effectuant pendant les périodes de navigation. Mais les deux domaines de recherche, plancton et corail, se recoupent également en plusieurs points. Pendant que les plongeurs récoltent les fragments de coraux sous la surface, sur le pont arrière les deux ingénieurs traitent des échantillons d’eau de mer prélevés juste au niveau du récif. Les micro-organismes ainsi collectés pourront alors être confrontés à ceux retrouvés au niveau des coraux et des poissons ramenés à bord.

Mais les études du plancton en mer pourraient aussi apporter des éclairages sur le fonctionnement des récifs, notamment via les prélèvements d'eau effectués juste aux abords des îles. «Il sera intéressant de comparer les organismes trouvés au niveau des récifs et ceux collectés au large, note ainsi Emilie Boissin, qui coordonne toute la logistique scientifique de l'expédition. L'idée étant d'obtenir des données de connectivité : en d'autres termes, voir si des larves de poissons ou d'organismes coralliens retrouvés dans les prélèvements de plancton peuvent voyager d'une île à une autre.» L'une des nombreuses questions qui trouveront peut-être réponse dans les mois et années à venir, au fur et à mesure du long travail en laboratoire qui s'annonce.

Episode 3

Clipperton passé au crible

14 août. Sur le pont arrière de Tara, gâteaux apéritifs et canettes de bière ont remplacé les fragments de coraux et les tubes à essai. Après trois jours de travail, succession de plongées, prélèvements et tri des échantillons, l'équipe scientifique a terminé son programme classique, avec trois sites passés au crible autour de Clipperton. Dans la lumière du soleil couchant qui illumine la plage quelques centaines de mètres plus loin, chercheurs et marins décompressent le temps d'une soirée. Une nouvelle île peut être accrochée au tableau de chasse de l'expédition. La goélette restera pourtant ancrée encore quelques jours au bord de cet atoll du bout du monde. «C'est un territoire français, difficile d'accès et donc peu étudié, il était logique que l'on profite de notre passage pour quelques recherches annexes, explique Serge Planes, le directeur scientifique de l'expédition. C'est une opportunité unique d'avoir un bateau scientifique pendant deux ans et demi, ce n'est donc pas la première fois que l'on profite des moyens qu'offre Tara pour aller au-delà de la composante corail.»

Dès le lendemain matin, les plongées s'enchaînent donc à nouveau. Pas de prélèvements de coraux cette fois, mais une poignée d'études annexes afin d'engranger le maximum d'informations sur l'île de la Passion, Clipperton. Pourcentage de couverture corallienne, inventaire des espèces présentes, recensement des maladies touchant le corail… Serge Planes, lui, se concentre sur les poissons. Son but : «Dresser une collection de référence des poissons de Clipperton.» Pendant trois jours, le chercheur collectera ainsi près de 70 espèces, dont une poignée endémique à l'île, ne vivant nulle part ailleurs. Dans le même temps, Eric Clua, lui aussi issu du Centre de recherche insulaire et observatoire de l'environnement (Criobe), s'attaque au sommet de la chaîne alimentaire. Après plusieurs vies – chargé de mission au ministère de l'Agriculture, vétérinaire ou encore réalisateur de documentaires animaliers – ce chercheur sur le tard est devenu spécialiste des requins.

A bord d'une annexe de Tara, l'œil rivé sur le GPS, le plongeur s'apprête à récupérer un récepteur acoustique placé là deux ans auparavant, 30 mètres sous la surface. «L'appareil permet d'enregistrer la présence de requins que l'on a équipés d'émetteurs», décrit Eric Clua. Technologie utilisée dans plusieurs îles à travers le Pacifique, les données de Clipperton viendront compléter une carte à grande échelle des mouvements de ces squales. «Nous montrons que les requins utilisent des corridors de migrations entre différentes îles comme Clipperton ou les Galápagos. Si on veut préserver ces espèces cruciales pour les écosystèmes, il faut donc les protéger de manière plus globale», résume-t-il.

A certains endroits de l’île, la végétation s’étend de plus en plus ces dernières années. Photo Yann Chavance

Avant de quitter Clipperton, les deux chercheurs du Criobe se sont donné une dernière mission pour compléter ce tour d'horizon scientifique : aller à terre et entreprendre un tour de cette île unique au monde. Une véritable curiosité scientifique : les deux passes qui reliaient le lagon intérieur à l'océan s'étant refermées au cours du XIXe siècle, Clipperton est devenu un véritable lac d'eau douce au milieu de l'océan, encerclé par un anneau de terre de 12 km de long. Une mince ligne blanche de sable et de coraux morts que les deux scientifiques partent aujourd'hui explorer, en énumérant une dernière fois la longue liste des éléments à recenser sur place. «Tortues échouées, rats, traces récentes de présence humaine…» Les déchets plastiques qui jonchent le sol, emportés par les courants, les oiseaux de mers par dizaines de milliers et le nombre de cocotiers seront les points les plus minutieusement scrutés. «L'écosystème de Clipperton varie énormément d'une année à l'autre, notamment le couvert de végétation qui semble avoir vraiment progressé» observe Eric Clua, soufflant sous le soleil de plomb. «Pour les scientifiques, c'est un véritable laboratoire à ciel ouvert.»

Un peu plus loin, Serge Planes a sorti un double-décamètre pour mesurer à son point le plus étroit le cordon de sable qui enferme le lagon. «17 mètres», note le chercheur à haute voix, à moitié couvert par les piaillements des oiseaux de mer. «Il est possible qu'un jour ce cordon s'ouvre et que le lagon soit à nouveau relié à la mer, ce qui changerait fortement cet écosystème.» Ce ne sera pas pour cette année mais la mesure, comparée aux relevés effectués par de – rares – précédentes expéditions, permettra de dresser une tendance. En attendant que leurs observations ne viennent ainsi compléter les maigres connaissances scientifiques sur l'île, les deux chercheurs rejoignent enfin Tara à la nage. La goélette n'attendait plus qu'eux pour lever l'ancre et reprendre le large : dix jours de navigation s'annoncent, puis une ultime salve de prélèvements à la fin du mois autour de l'archipel panaméen de Coiba. La conclusion de deux ans passés auprès des récifs coralliens du Pacifique.

Serge Planes, directeur scientifique de l’expédition, se dirige vers le rocher de Clipperton pour mesurer le cordon de sable.

Episode 2

Corail, eau, poisson

6 août 2018. Depuis le pont de Tara, un bosquet de cocotiers vient d'apparaître au milieu de l'océan. Après quatre jours de navigation depuis le Mexique, l'équipage fait enfin face à l'île de la Passion. Clipperton, de son nom d'usage. Clippy, comme l'ont surnommée quelques marins à bord de la goélette. Qu'importe le nom, tout le monde est ravi de passer une semaine face à cette île mythique. «On y est !» entend-on au milieu des cris de joie. Très vite pourtant, il faut retourner au travail, la raison d'être de cette présence à Clipperton, et plus globalement dans le Pacifique depuis plus de deux ans maintenant. Le reste de la journée est dédié à la recherche du meilleur site pour jeter l'ancre – pas de jetée ni de port sur cette île déserte réputée difficile d'accès, ceinturée d'imposantes vagues en rouleaux – puis dès le lendemain, l'équipe scientifique se lance dans une routine désormais bien rodée. «Le protocole de collecte des échantillons a été défini en amont de l'expédition et n'a jamais bougé depuis, se félicite Emilie Boissin, coordinatrice de cette mission Tara Pacific. Par rapport à la première plongée il y a deux ans, nous sommes peut-être plus rapides, plus organisés, plus efficaces, mais nous faisons exactement les mêmes gestes.»

A Clipperton, comme dans chacune des trente îles précédemment étudiées, trois zones bien précises du récif seront passées au crible. Ce matin, c'est au sud de l'île que se dirige l'annexe de Tara avec à son bord quatre plongeurs. Une fois sous la surface, ceux-ci décrochent à l'aide de marteaux de petits fragments de coraux, loin d'être choisis au hasard. «Nous travaillons uniquement sur trois espèces très différentes, un corail massif, un corail branchu et un pseudo-corail, le corail de feu, précise le directeur scientifique de l'expédition, Serge Planes. Nous avons aussi choisi ces espèces car on les retrouve normalement partout à travers le Pacifique.» Sous l'eau, les quatre plongeurs sont bientôt rejoints par un cinquième armé, quant à lui, d'un aspirateur sous-marin, collectant de l'eau juste au niveau des colonies coralliennes étudiées. Enfin, un apnéiste vient compléter ce tableau aquatique, harponnant sur son passage les poissons appartenant aux deux espèces ciblées par la mission. Corail, eau, poisson : les trois éléments du récif étudiés par la mission. «En réalité, Tara Pacific n'est pas centré sur le corail, mais bien sur l'écosystème corallien dans son ensemble, chaque élément étant réduit à son minimum», résume Serge Planes.

De retour sur le pont de Tara, l'équipe se lance à présent dans une course contre la montre afin de trier et conserver au plus vite tous les échantillons récoltés. Ni les dauphins qui tournent avec curiosité autour du bateau ni la musique crachée par les haut-parleurs en passerelle ne viennent troubler les scientifiques, maintenant penchés sur la grande table du pont arrière, impassibles. Chaque bout de corail est fragmenté en plus petits morceaux qui finiront dans divers tubes ou sachets identifiés par un code-barres unique. Conservés dans les congélateurs de Tara, ces échantillons seront ensuite envoyés dans divers laboratoires partenaires à travers le monde. «Il y a plusieurs composantes étudiées, mais le cœur de Tara Pacific, c'est la génétique, explique Emilie Boissin tout en plongeant un sachet dans de l'azote liquide. Ces échantillons seront envoyés au Genoscope, à Evry, pour y être séquencés. Cela permettra de révéler tout le microbiome – les virus, bactéries et autres organismes unicellulaires – associé aux coraux, puis de le comparer au microbiome retrouvé dans l'eau environnante et dans les poissons.» Cette étude globale des communautés microbiennes du récif, à travers toutes ses composantes, constitue un domaine d'étude encore inédit, surtout à cette échelle. En deux ans de prélèvements, plusieurs dizaines de milliers d'échantillons auront été récoltés à travers tout le Pacifique, mobilisant une centaine de chercheurs. Avec à la clef, une toute nouvelle compréhension de cet écosystème aussi crucial que menacé.

Episode 1

«Braquage météo»

1er août. Réunion au sommet dans le PC com, la minuscule salle dédiée aux télécommunications, cachée derrière la coque en aluminium de Tara. Tous les marins écoutent le débit de mitraillette du capitaine, les yeux rivés sur les dernières cartes météo. «On va faire du 8 nœuds, au lieu de 6, pour éviter cette grosse dépression. On cramera plus de carburant, mais ça nous permettra de passer juste devant.» Se faufilant entre les grains, le voilier scientifique avancera donc ces prochains jours aux moteurs afin d'arriver sans encombre jusqu'à sa prochaine destination, l'île de Clipperton. Quelques jours plus tôt, alors que Tara filait le long des côtes mexicaines, l'étape prévue sur ce petit bout de terre française perdue dans le Pacifique Nord était encore en suspens. «A cette saison, on ne devrait même pas être là, résume le capitaine Martin Hertau. C'est un braquage météo.»

Parmi les quinze passagers du voilier laboratoire, scientifiques comme marins, personne ne voudrait rater le rendez-vous avec Clipperton. Pour savourer la chance de travailler sur l'une des îles les plus isolées au monde, l'une des plus mythiques aussi, mais surtout car ses récifs constituent l'un des derniers objectifs de l'expédition Tara Pacifique. En quittant début août le petit port de Cabo San Lucas, au Mexique, la goélette a entamé la dernière ligne droite de son long périple scientifique : plus que Clipperton et l'archipel de Coiba, au Panama, pour boucler la boucle. Parti de France en mai 2016, Tara avait rejoint l'océan Pacifique deux mois plus tard via le canal de Panama, débutant un tour de près de 100 000 kilomètres passant par l'Amérique du Sud, l'Océanie et les côtes asiatiques. L'objectif de cette mission hors-norme : étudier méthodiquement les récifs coralliens du Pacifique à travers des protocoles standardisés, indispensable pour pouvoir ensuite comparer les résultats obtenus d'un site à un autre.

Une trentaine d'îles ont ainsi déjà été passées au crible par les scientifiques à bord de Tara, qui ont récolté plusieurs dizaines de milliers d'échantillons – coraux, poissons, ou eau environnante. «Nous étudions particulièrement le microbiome associé aux récifs, c'est-à-dire tous les micro-organismes qui évoluent autour des coraux, souligne Serge Planes, le directeur scientifique de l'expédition. C'était déjà un domaine de recherche très peu exploré jusqu'ici, mais encore moins à une aussi grande échelle.» Hasard du calendrier, la traversée du Pacifique de Tara a coïncidé avec plusieurs vagues massives de blanchissement des récifs à travers toute la planète. Provoqué par une augmentation anormale de la température de l'eau, ce phénomène peut conduire à la mort des coraux s'il survient trop régulièrement. Etudier les échantillons récoltés sur des sites très touchés par ce blanchissement, ou au contraire épargnés, devrait donc apporter des connaissances cruciales à l'heure du changement climatique.

Cliquez sur la photo pour lancer le diapo.

Photo Yann Chavance

En attendant de prendre le pouls des récifs de Clipperton, à bord chacun profite des quelques jours de navigation pour terminer les derniers préparatifs avant d'atteindre l'île. Tandis que le responsable des plongées vérifie une énième fois le matériel, l'équipe scientifique colonise le grand carré, le lieu de vie commune, avec des centaines de tubes à essai. Le but du jeu : attribuer à chaque tube une étiquette comportant un code-barres unique, qui permettra par la suite d'identifier rapidement l'échantillon prélevé. «Ce n'est pas la partie la plus passionnante, mais il faut bien le faire !» entend-on soupirer. Indispensable en effet pour un suivi sans faille entre le prélèvement et l'étude en laboratoire qui aura lieu des mois, voire des années plus tard. Pour l'heure, durant cette longue session de collage d'étiquettes dans la chaleur étouffante du bord, les discussions reviennent inlassablement au même sujet : Clipperton. Sur cette île déserte rarement visitée, atoll le plus isolé au monde, qui sait dans quel état les scientifiques trouveront les coraux. Réponse dans quelques jours.