Stupeur et tremblements. Rached Jaidane, 55 ans, bouc poivre et sel, n’a rien d’un héros d’Amélie Nothomb mais c’est dans cet état mental et physique qu’il ressort de la salle n°5 du tribunal de première instance de Tunis. Lors de la première audience de l’affaire Mouldi Ben Omar, militant islamiste de 40 ans torturé à mort dans les geôles de l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali en 1992, il a fait un bond de vingt-cinq ans en arrière. Sympathisant du mouvement islamiste Ennahdha, alors interdit, ce professeur de maths a connu la même prison que Mouldi Ben Omar et les mêmes bourreaux : ce 5 juillet, l’un d’entre eux était assis à quelques mètres de lui.
Rached Jaidane n'y a pas cru quand l'homme au polo bleu et sandalettes, appelé à la barre en tant qu'accusé, s'est levé pour confirmer son identité : «Je l'avais repéré. Il ressemblait à Belgacem, la moustache en plus. Mais comme il était dans le public, je ne pensais pas que ça pouvait être lui. Si j'avais su… Ce que j'aurais fait ? Je ne sais pas. Dieu merci, je ne le savais pas.» Belgacem était le préposé aux fouilles à nu de la prison : selon l'accusation, sa journée de travail le voyait ordonner le «poulet rôti» (le corps recroquevillé, attaché à un bâton) ou le «goutte-à-goutte» (torture consistant à étouffer les plaintes des prisonniers avec un tuyau dans la bouche), et avaliser les viols par objets contondants.
Comment victime et tortionnaire présumé ont-ils pu se retrouver côte à côte ? «C'est lamentable : les accusés ne sont pas amenés par l'entrée qui leur est réservée et la séance n'a pas été enregistrée pour les archives», s'agace Samir Dilou, l'un des avocats de la partie civile. Le président en convient et met rapidement fin à la séance. «Si quelqu'un avait eu une arme, cela aurait pu être catastrophique», déplore un observateur international.
Climat délétère
Cette affaire si mal partie est l'un des neuf procès de justice transitionnelle qui se sont ouverts un peu partout en Tunisie. Leurs dénouements ne sont pas attendus avant des années mais leurs lancements en cascade - en attendant l'ouverture d'autres procès à la rentrée - marquent une étape cruciale dans le processus de justice transitionnelle. L'Instance vérité et dignité (IVD), en charge de faire la lumière sur les principales violations contre les droits de l'homme commises par la dictature tunisienne entre 1955 et 2013, a procédé à 49 640 auditions. Ces procès sont les premières traductions pénales de ce travail d'enquête et d'écoute. Sept des neuf cas concernent des représentants des forces de l'ordre soupçonnés d'avoir torturé à mort ou directement assassinés des militants islamistes, et deux traitent de la répression des manifestations lors de la révolution de 2011.
Les dossiers doivent permettre de mettre au jour la chaîne de commandement et de punir les donneurs d’ordre comme les exécutants… en théorie. En pratique, les procès révèlent davantage les blocages de la Tunisie post-révolution que le besoin de transparence et de vérité. Leur déroulé souvent bâclé interroge sur la volonté réelle d’aboutir. Absence de récépissés des convocations des accusés, interrogatoire de témoins en l’absence d’avocats de la défense, filtrage du public par la police, etc. Les fortes réticences politiques favorisent un climat délétère. En mars, le Parlement a voté la fin de la mission de l’IVD, mais un accord à l’amiable avec le gouvernement lui permet d’achever son rapport final, attendu en décembre. Profitant de cette querelle au long cours, le syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention a appelé ses membres à ne pas se rendre au tribunal.
D'ailleurs, sur les neuf procès, seuls six accusés ont répondu présent. Défaut d'avocat ou manque de temps pour préparer les défenses figurent parmi les arguments avancés pour obtenir les reports. Quant aux absents, ils n'ont pas (encore) tort. L'un des 14 accusés dans l'affaire de la disparition de Kamel Matmati, en 1991, après son arrestation par la police de Gabès, s'est envolé pour Lyon le 1er juillet. «Pourtant, le président a rejeté la demande du procureur, soutenue par les avocats des victimes, de délivrer des mandats d'arrêt contre les accusés», dénonce Camille Henry, coordinatrice plaidoyer à l'Organisation mondiale contre la torture. Depuis, les parties civiles demandent systématiquement l'interdiction de voyager pour les personnes mises en cause. L'accusé le plus souvent cité dans ces procès est, lui, déjà loin : le dictateur déchu Ben Ali est réfugié en Arabie Saoudite.
Inventaire macabre
Un sentiment d'impunité qui ne passe pas. A Kasserine, fief révolutionnaire dans le sud-ouest du pays, qui est le théâtre d'un procès sur la répression policière en 2011, le vide sur le banc des accusés a été durement vécu. Comme si la révolution n'était plus qu'un lointain souvenir qu'il était préférable d'oublier. Et au procès qui s'est tenu à Nabeul, à 100 km au sud de Tunis, l'absence des 33 accusés a poussé la famille de Rachid Chammakhi à exprimer sa colère publiquement. Arrêté le 24 octobre 1991, ce militant est emmené dans le bâtiment de la garde nationale où il décédera trois jours plus tard. Il y subit soixante-douze heures de sévices, égrainés par la présidente de la chambre spéciale. Ligoté, suspendu, un bâton pénétrant son anus, un fil de fer enfoncé dans son pénis, etc. L'inventaire macabre révolte Rachida, l'une des sœurs de la victime : «Je n'accepte pas le pardon et la réconciliation. Je veux que les responsables meurent, qu'ils subissent les mêmes tortures.» Hors les murs, l'horreur laisse place aux inquiétudes mercantiles et les commerçants s'interrogent : le déploiement de policiers va-t-il rassurer ou inquiéter les touristes ? Le grand public, à Sousse ou ailleurs, ne porte que peu d'intérêt à ces procès dont il n'est, la plupart du temps, même pas au courant.
Pour faire avancer les débats, les magistrats, cinq par chambre spéciale, formés par les Nations unies, doivent se montrer imaginatifs. Comment prouver, sans accusé, que la torture était institutionnalisée ? Le président de la chambre spéciale de Gabès s'appuie sur un témoin, membre des forces de l'ordre, en l'interrogeant sur ses pratiques : «Avez-vous reçu un ordre précis ? […] Avez-vous ensuite fait un rapport à votre supérieur ? […] Avez-vous parfois frappé les pieds d'une personne arrêtée avec un bâton ?» En l'absence d'avocat de la défense, le juge ne peut que procéder à l'audition des parties civiles. L'écueil : éviter de transformer le tribunal en simple chambre d'enregistrement sans débat contradictoire. Lors du procès de la mort de Fayçal Baraket, qui a subi le même sort que Rachid Chammakhi quelques semaines auparavant mais au même endroit, la présidente se mue subtilement en avocate de la défense. Partie civile, Jamal Baraket, frère de Fayçal, était dans le sinistre bâtiment de la garde nationale quand ce dernier y a été assassiné. Il assure l'avoir vu et entendu crier dans une pièce voisine. La juge oriente le récit pour tester la crédibilité du «témoin» qui n'en est pas formellement un : «La porte était-elle suffisamment ouverte ? Etes-vous sûr d'avoir vu son visage et pas seulement son corps ?»
Quelles que soient les circonstances, un canevas se répète : interdiction pour la famille de voir le corps déjà enfermé dans un cercueil, pression pour faire signer une fausse attestation justifiant la mort par un accident de la route ou une maladie chronique, ronde d’un policier en civil autour de la tombe pour éviter que les proches n’exhument la dépouille.
Vérités cruelles
Certaines formes d’aveux informels arrachent un sourire amer, comme dans le cas d’Abdelwahed Abidli, torturé à Sousse en 1991. Devant la pression de la Fédération internationale des droits de l’homme et d’Amnesty International, Ben Ali s’était vu contraint de rencontrer le père de l’étudiant, membre d’Ennahdha, et avait décidé de lui verser une pension de 100 dinars par mois… soit l’équivalent, à l’époque, de 80 euros.
Malgré tout, la vérité jaillit parfois. Comme le 12 juillet, dans la chambre n°2 du tribunal de Tunis où l'on se penche sur la mort d'Othman Ben Mahmoud sous les balles de la police de Tunis en 1986. Selon le premier rapport, un policier a abattu, par-derrière, le jeune activiste islamiste qui cherchait à fuir. Caché par des panneaux de bois assurant son anonymat, un témoin raconte la scène hallucinante qui a débouché sur une version alternative : «Ben Ali [alors ministre de la Sûreté nationale, ndlr] a lu le premier rapport. Il l'a déchiré et a demandé où étaient les toilettes pour le jeter dedans. Puis il a dicté une autre version dans laquelle la victime serait morte accidentellement en tentant de saisir l'arme du policier. Les personnes présentes lui expliquent alors que la balle étant entrée dans l'arrière de la tête, cette nouvelle version ne collait pas. Il a répondu : "Ta gueule"», conclut le témoin.
C'est pour ces scènes fugaces, ces vérités cruelles, ces paroles brutes que les partisans de la justice transitionnelle soutiennent ces procès. «Nous rencontrons des problèmes, mais le processus est enclenché. Certains accusés seront condamnés par contumace seulement, les audiences prendront du temps, mais plus rien n'arrêtera les jugements, se réjouit l'avocat Samir Dilou, qui a lui-même passé dix ans derrière les barreaux comme opposant politique. Elle est là, la victoire.»