Menu
Libération
Feuilleton de l'été

Trésor russe au large de la Corée : du mystère à l'arnaque boursière

Depuis l'annonce mi-juillet de la découverte d'un navire coulé en 1905 dans les eaux coréennes, histoire qui passionne les médias et les réseaux sociaux, l'affaire du «Dmitri Donskoï» prend des airs de fraude à la Bourse entre Singapour, Séoul et le Vietnam.
Une maquette du «Dmitri Donskoï», présentée lors d'une conférence de presse à Séoul, le 26 juillet. (Photo Jung Yeon-Je. AFP)
par Nacim Chikh, intérim à Séoul
publié le 7 août 2018 à 15h06

Le butin du siècle dans les cales d'un navire coulé. Sensationnelle, la révélation est devenue le feuilleton de l'été en Corée du Sud. Depuis trois semaines, le fantasme du trésor du Dmitri Donskoï, un bateau russe coulé par la marine japonaise en 1905, agite la péninsule et fait même trembler ses marchés. Médias, réseaux sociaux et spéculateurs s'agitent au rythme des rebondissements qui évoquent de plus en plus une arnaque boursière.

L'affaire du trésor mirifique débute le 16 juillet. Shinil Group, une start-up fondée un mois plus tôt, affirme avoir repéré, après deux jours de plongée, l'épave d'un bateau à une centaine de kilomètres au large de l'île d'Ulleungdo, à l'est de la Corée du Sud. Vidéo à l'appui et se basant sur des inscriptions découvertes sur sa coque, l'entreprise garantit que le cadavre de bois et de métal est le Dmitri Donskoï, un croiseur russe coulé en 1905. Elle révèle y avoir aperçu des caisses scellées qui renfermeraient un trésor de pièces et de lingots, 200 tonnes d'or d'une valeur que Shinil Group estime à 110 milliards d'euros. Soit plus de 10% de la masse du précieux métal jamais extraite par l'humanité.

Mythique navire blindé de 5 800 tonnes, le Dmitri Donskoï a été mis en service en 1883. Il a pris part à la guerre russo-japonaise de 1904. Dépassée et obsolète face à la moderne marine nippone, la flotte russe s'incline le 27 mai 1905 lors de la bataille de Tsushima. Le Dmitri Donskoï tente alors de fuir vers Vladivostok, le grand port oriental de l'empire russe. Mais, trop lent, il est rattrapé par les Japonais. Plutôt que de se rendre, le croiseur se saborde au matin du 28 mai. Il est abandonné au fond des eaux de l'île d'Ulleungdo. Une légende tenace veut que cet acte kamikaze au nez et à la barbe des Japonais soit justifié par sa cargaison : le bâtiment transporterait la fortune de la marine russe, qu'on aurait préférée perdue plutôt qu'aux mains d'un autre.

266 fois la mise de départ

Très vite, plusieurs doutes apparaissent après l’annonce de Shinil. La primauté de sa découverte est contestée. L’épave aurait été repérée dès 2001 par Don-A Construction, une entreprise depuis en faillite. L’Institut sud-coréen de science et de technologie de l’océan revendique aussi l’avoir localisé en 2003 et accuse Shinil d’avoir utilisé ses données pour retrouver le bateau.

De leur côté, des historiens russes remettent en cause la plausibilité de l’hypothétique trésor, arguant qu’il aurait été insensé de transporter une telle somme dans une zone de conflit. Ils ajoutent que le navire n’était pas capable de transporter un tel poids alors que 591 membres d’équipages, 1 600 tonnes de charbon et de l’armement lourd se trouvaient déjà à bord.

Dans un premier temps, Shinil campe sur ses positions. La société annonce même la création, via une filiale singapourienne, d'une crypto-monnaie s'appuyant sur le trésor, la «Shinil Gold Coin». Elle promet aux acquéreurs que cette monnaie, proposée à l'achat pour 0,03 €, atteindra 8€ l'unité une fois l'or remonté à la surface et investi dans sa valeur, soit plus de 266 fois leur mise de départ. Dès les premiers jours du lancement de la devise, elle séduit plus de 120 000 spéculateurs, pour un total investi estimé à 46 millions d'euros. Pour rassurer les plus sceptiques, Shinil organise une conférence de presse le 26 juillet au Centre d'art performatif de Sejong, à Séoul, qui promet de «surprendre le monde entier».

Si les observateurs y attendent enfin une preuve de l'existence de l'or submergé, ils n'ont droit qu'à une nouvelle salve d'images de l'épave. «Pour le moment, nous ne pouvons pas confirmer que l'épave contient de l'or», concède le président de Shinil, Choi Yong-seok, devant une foule de journalistes. Le pilote de sous-marin Jeffery Heaton a beau marteler «[sa] certitude, à 100%, qu'il s'agit du Dmitri Donksoï, dont la cale est restée intacte», il admet «[n'avoir] pu observer aucune caisse, ni aucun lingot».

Choi, contraint de faire amende honorable, reconnaît que «la somme de 110 milliards d'euros avancée n'a subi aucune vérification. Nous évaluons maintenant le trésor à 6 milliards d'euros. Je présente mes excuses pour cette description irresponsable».

Cerveau entre Singapour et Vietnam

Face à l’agitation financière engendrée par cette volte-face, le service de supervision financière, le régulateur coréen, ouvre une enquête pour manipulation de cours. L’action d’une entreprise de matériaux d’acier, Jeil Steel, avait bondi de 39% à l’annonce de la découverte avant de chuter violemment de 60% de sa valeur en une semaine, alors que le fondateur et l’actuel PDG de Shinil Group sont tous deux devenus actionnaires majoritaires de la compagnie un mois plus tôt.

La police coréenne a, elle, ouvert une enquête pour fraude. Elle cherche à identifier les responsables du lancement de la Shinil Gold Coin, alors que Shinil Group nie tout lien avec la crypto-monnaie, après en avoir fait activement la promotion. Un mandat d'arrêt international est requis contre Yu Ji-beom, le fondateur de la filiale singapourienne. Celui que la police suspecte d'être le cerveau de l'affaire jonglerait entre plusieurs identités et serait réfugié au Vietnam pour échapper à la prison dans une autre affaire d'arnaque immobilière. Le Dmitri Donskoï et ses secrets risquent, eux, de patienter encore longtemps au fond des mers.