Que sœurs et frères puissent hériter des terres familiales à parts égales ? «Non», Wassila Narmouchi accompagne sa réponse définitive d'un mouvement de recul sur sa chaise et de grands yeux. A 54 ans, la femme originaire du gouvernorat de Jendouba, dans le nord-ouest de la Tunisie, connaît la terre : enfant, elle s'est fait la main sur les arpents de son père ; épouse, elle a passé des années à manier les pesticides et soigner les oliviers sur les trois hectares de son mari. Suer aux champs, oui, les posséder, non. A la mort des parents, c'est tout naturellement que Wassila et ses quatre sœurs ont laissé leurs cinq frères se partager le domaine. «C'est une question de respect, énonce-t-elle comme une évidence. Ici, la femme ne doit pas être la cause de différends familiaux, alors l'héritage, c'est pour les hommes.»
Autant dire que l'annonce du président de la République, Béji Caïd Essebsi, ce lundi, d'un probable projet de loi pour une meilleure répartition de l'héritage entre hommes et femmes à même degré de parenté, ne convaincra pas toutes les Tunisiennes. Même si elle intervient le jour des femmes en Tunisie, qui est aussi l'anniversaire du code du statut personnel de 1956, donnant aux Tunisiennes des droits avancés. L'une des amies de Wassila Narmouchi, Chadlyia Ayari, n'a jamais possédé de biens et envisage cette possibilité comme une source de complication. Ce sont ses quatre frères, dont deux vivants à l'étranger, qui ont récupéré la maison d'enfance. «Moi, je vis chez mon mari, je n'en ai pas besoin. Mes frères sont gentils, je sais qu'en cas de coup dur, ils seront là pour m'aider. Pourquoi créer des difficultés alors que la situation est convenable ?» s'interroge la quinquagénaire.
Partisans et adversaires de la possible réforme, déjà en germe dans les conclusions émancipatrices de la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (Colibe) remis en juin au Président (lire Libération du 21 juin), ont pourtant passé l'été à fourbir leurs arguments. Egalité des citoyens d'un côté, respect des règles religieuses de l'autre.
Dot
Les contempteurs de la Colibe rappellent que les règles du Coran, appliquées aujourd'hui dans le droit tunisien, ne spolient pas la femme. En cas de décès du mari, l'épouse hérite d'un huitième des biens et pour les enfants s'applique la règle consacrée : «Au fils, une part équivalente à celle de deux filles.» Une différence justifiée par la dot que touchera la femme à son mariage. A Tunis, la bataille a commencé entre «modernistes» et «passéistes», «laïcs» et «salafistes», «droit-de-l'hommistes» et «obscurantistes», chaque camp rejetant sur l'autre l'épithète qu'il juge la plus infamante.
A Jendouba, la guerre n'aura pas lieu. Par tradition, la femme renonce, dans certaines poches du gouvernorat, à tout héritage, y compris la terre agricole, seule richesse de la région. «Le projet va dans le bon sens, mais il aurait fallu impliquer les associations locales. Il faut changer les mentalités avant de changer les lois. Notre objectif, c'est d'abord que nos membres deviennent autonomes financièrement. Les grands discours, c'est bien à Tunis, pas ici», regrette Rahma Jaouadi, présidente de l'Association des femmes rurales de Jendouba.
Trahison
La suite de l'histoire de Wassila Narmouchi illustre ce décalage. A la mort de son mari et n'ayant que des filles, sa belle-famille la pousse à vendre à un prix raisonnable - les deux tiers de sa valeur potentielle - les trois hectares à un neveu du défunt. La veuve accepte. La demande ne la choque pas et l'argent frais est le bienvenu. Mais elle découvre par la suite que le terrain va être classé comme terre irriguée, multipliant sa valeur par au moins sept, ce que savait le neveu au moment de la transaction… «Il m'a trahie, s'emporte Wassila Narmouchi. Avec l'aide de l'association, j'essaie maintenant de récupérer les terres.»
Puisque les mesures proposées par la Colibe lui garantiraient ses droits, pourquoi s'y oppose-t-elle ? «Je peux travailler la terre mais je ne peux pas être responsable d'une ferme. Je suis une femme», réplique-t-elle, au désespoir d'Amina Manaï, la juriste de l'association. «Tant que les femmes d'ici n'auront pas compris qu'elles peuvent diriger, il y aura toujours un neveu, un oncle, pour causer des problèmes, quelle que soit la loi. Nous y travaillons mais cela prend du temps.» Celui de la prochaine génération, pour qu'une des quatre filles de Wassila puisse devenir exploitante agricole ? «Quand j'ai accepté l'argent, c'était pour leur payer des écoles privées, raconte la mère. Je préfère qu'elles travaillent en ville plutôt qu'à Jendouba.» Déserter les régions pauvres, voilà une situation qui ne souffre d'aucune discrimination de genre en Tunisie.