Militants politiques très sérieux, poètes manuels, activistes rêveurs ou mégalomanes frustrés, Libé s'intéresse cet été aux dirigeants de micronations, ces états reconnus par (presque) personne.
Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de visiter une dictature, et encore moins de faire le tour du propriétaire avec le tyran en personne. En l'occurrence, au Molossia, c'est une fois par mois. Libération avait pris rendez-vous le 16 juin, mail obséquieux à base de «Votre Excellence» en bandoulière, on n'est jamais trop prudent. L'adresse du GPS indique Mary Lane Road, dans la localité de Dayton, Nevada. Aux Etats-Unis, donc, selon les registres officiels. En réalité, nous sommes à Baughston, capitale de la République de Molossia, dédiée à la gloire de son créateur et président à vie, Kevin Baugh. Sorte d'imitation yankee du général Tapioca (sans le cigare au bout des lèvres), l'homme attend les visiteurs du jour à l'entrée de sa propriété. Un panneau matérialise la frontière entre le Molossia et les Etats-Unis.
En ce samedi de juin, le soleil tape dur sur le désert du Nevada. Cela n'a pas l'air d'affecter le caudillo, imperturbable dans son uniforme militaire couleur beige sable et bardé de médailles. Sa casquette exhibe les armoiries du pays, notamment un mustang, un cheval sauvage. «Bienvenue au Molossia», lance-t-il aux quatorze curieux venus assister à la visite guidée d'une des nombreuses micronations américaines. Pas la plus grande, certes, mais assurément l'une des mieux organisées. L'Etat se divise en trois possessions géographiques : Baughston, alias «la terre d'harmonie», 4 000 mètres carrés comprenant un pavillon de taille modeste et un bout de terrain ; la «colonie de Farfalla», en Californie du Nord, et la «province du désert», non loin du parc national de Joshua Tree. Toutes sont la propriété de Kevin Baugh, 56 ans, et déjà plus de quarante ans de dictature bénévole au compteur.
Tout commence en 1977. Kevin a 15 ans, il vit à Portland, dans l'Oregon. Ce fils unique d'un agent des services forestiers et d'une secrétaire laisse vagabonder son esprit et son imagination. Avec son ami James, il crée la Grande République du Vuldstein. Dans leurs chambres d'ados, ils imaginent une île posée au milieu de la Manche. James en sera le roi, Kevin le Premier ministre. Les années passent et «King James» prend peu à peu ses distances avec l'Etat fantoche et fantasmé. Chez Kevin Baugh, fan de Walt Disney, la passion d'enfance est plus profonde. A peine le lycée terminé, il s'engage dans l'armée américaine. Infirmier, il est affecté un peu partout en Europe. La Grande République du Vuldstein voyage avec lui. Duchés, principautés, royaumes… Baugh prend note de tout ce qu'il découvre sur le Vieux Continent. En 1998, il est temps de se lancer dans son grand œuvre. Il achète sa maison de Dayton, dans le Nevada, en plein cœur de la région historique de la ruée vers l'or.
L'année suivante, la naissance de la République de Molossia est proclamée, Baughston faite capitale. Première question : pourquoi ce nom ? «Parce que ma première épouse aimait beaucoup les chiens, avoue tout de go Kevin Baugh. Mais je me suis aussi rendu compte que les Molosses étaient une ancienne tribu grecque détruite par Rome. J'ai même reçu un appel en pleine nuit d'un journaliste grec qui m'accusait de piller l'héritage de son pays.» Pas d'inquiétude, un décret présidentiel éclaircit la situation : Molossia est en fait dérivé du mot hawaïen maluhia, signifiant «paix et harmonie». Deuxième question : pourquoi une dictature ? «Parce que c'est beaucoup plus marrant et original que les innombrables duchés et principautés que comptent les micronations. Bien sûr, comme toute bonne dictature, on se camoufle derrière l'appellation de République de Molossia. Mais lors des dernières élections, sur un corps électoral de 34 personnes, j'ai obtenu 50 votes !»
Au Molossia, on applique le droit du sang. Seuls les membres de la famille Baugh obtiennent la citoyenneté. Les chiens vivant sur place y ont également droit, mais pas les chats, «car on ne peut pas leur faire confiance», selon le líder máximo. Le jour de la visite, la fine fleur de cette république accompagne le président Baugh : la first lady Adrianne (sa seconde épouse rencontrée il y a quelques années sur MySpace, employée de casino dans le civil), qui arbore des pin's à l'effigie de son mari, ainsi que sa fille de 14 ans, «shériffe» du Molossia.
Depuis une dizaine d'années, Kevin Baugh, qui travaille désormais aux ressources humaines de la Garde nationale du Nevada, s'efforce de reproduire dans sa capitale miniature tous les attributs d'un Etat. Il y a englouti près de 10 000 dollars, pas de quoi le faire reculer. Poste-frontière tenu par Fred le mannequin («Il ne se plaint jamais et ne fait pas grève»), bureau de poste et de change, siège de la présidence, bar-restaurant, monument des héros de la nation, Baugh passe d'une petite cabane à l'autre, ravi de son effet. Le Molossia dispose évidemment de son propre fuseau horaire, ainsi que de sa monnaie, le «valora» («précieux» en esperanto), indexé sur la pâte à cookie. La petite république a aussi sa part d'histoire violente. Récemment, une guerre l'a opposée au Mustachistan du redoutable sultan Ali-Ali Achsenfree (un usurpateur, bien entendu).
Bourrées de clins d'œil, les quatre-vingt-dix minutes de déambulation dans l'univers molossien sont une invitation au sourire et au plaisir désintéressés. «Je voulais créer un endroit à la fois cool et qui permette aux gens de découvrir un autre univers, explique Kevin Baugh. S'ils repartent avec le sentiment d'avoir visité un autre pays, c'est gagné.» Son objectif est de battre le chiffre de 200 touristes visitant l'île de Nauru, l'un des plus petits Etats du monde, chaque année. C'est bien parti. A la mi-juin, 142 personnes avaient déjà mis les pieds en terre molossienne.
Certains prennent-ils le président Baugh pour un fou ? «On est plutôt bien connus et appréciés dans le coin, juge l'intéressé. Bien sûr, il y a des gens qui ne comprennent pas. Le gouverneur du Nevada, par exemple. Je le croise régulièrement. A chaque fois, il me salue, mais il a l'air de se demander pourquoi je fais ça.» Le leader molossien embrasse lui-même l'étiquette de gentil original. Ainsi, il ne refuse pas la comparaison avec un de ses illustres prédécesseurs : Joshua Norton, qui représente «une grande source d'inspiration».Croqué dans un album de Lucky Luke, l'Empereur Smith, Norton perdit la boule au tournant des années 1850. C'est alors qu'il se proclama «empereur des Etats-Unis et protecteur du Mexique». Devenu la coqueluche des habitants de San Francisco, où il vivait, il mourut sans le sou, mais adoré - 10 000 personnes assistèrent à ses funérailles. Qui sait ? Peut-être le désert du Nevada connaîtra-t-il la même procession un jour.