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J'ai testé

A vos fouets !

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A mi-chemin entre le hammam et le sauna, la «banya» est le bain russe par excellence. Entre planches de bois brûlantes et seaux d’eau glacée, on a testé une tradition mêlant flagellation et convivialité.
(Photo Sergey Ponomarev)
publié le 13 août 2018 à 17h06

En partant à Moscou pour couvrir la Coupe du monde, début juin, j'ai décidé d'en profiter pour tester un truc autrement plus russe - et plus essentiel - que le football : la banya, le bain de vapeur russe. Une pratique ancestrale, à laquelle s'adonnent jeunes et vieux, pauvres bougres et oligarques repus, communistes, patriotes et opposants, de Pskov à Vladivostok, de janvier à décembre, au cœur de la taïga et à un jet de pierre du Kremlin. Même les étrangers qui s'installent en Russie pour plusieurs années finissent par devenir accros. Car c'est l'expérience la plus russe qui soit, mêlant températures extrêmes, flagellation, et convivialité. Et peut-être la seule pratique à avoir traversé les siècles mouvementés de cet immense pays sans subir de variations fondamentales.

Depuis la nuit des temps, on va à la banya comme à l'église. Religieusement. Traditionnellement, le samedi, à la fin de la semaine de travail. Et jamais le dimanche ou les jours de fête, afin de ne pas rater la messe. De la petite cabane au fond du jardin à l'imposant immeuble de brique en milieu urbain, la banya est omniprésente et indispensable. En avoir une dans sa datcha (maison de campagne) n'est pas forcément un signe de richesse. Au contraire, encore aujourd'hui, dans des villages reculés, la banya, privée ou publique, remplace la salle de bain inexistante.

Comme un poulet

Pour notre expérimentation, il fallait trouver une banya dans laquelle il serait possible d'organiser une séance photo, ce qui ne va pas de soi. Impensable pour des raisons évidentes dans les banyas publiques : elles ne sont plus mixtes, mais tout le monde continue de se promener nu. Difficile dans celle de ma belle-mère, trop exiguë. Nous avons opté pour un complexe de banyas privatisables, à l'orée d'une agglomération de la grande banlieue moscovite : quelques cabanes en rondins dispersées dans une odorante futaie de pins, isolées par des palissades. La banya, c'est plus chaleureux en bande. A notre duo - reporter et photographe - déjà sur la route depuis quinze jours pour raconter comment la Russie vit son Mondial, se joignent deux amis et collègues. C'est comme ça qu'une journaliste de Libération, un envoyé spécial du Monde, une correspondante de France 24 et un photographe primé Pulitzer du New York Times se sont retrouvés en mission et draps de bain, prenant le soleil sur la terrasse d'une jolie izba (maison traditionnelle en bois), en attendant que le parilchtchik, («monsieur vapeur») prépare le terrain.

Produire la vapeur est un véritable savoir-faire, qui ne s'improvise pas. Celle-ci peut être «bonne» - légère et dispersée - ou «mauvaise», lourde et humide, caractéristiques dont dépend directement la qualité de l'expérience. Valeri, un gars taciturne, une grosse croix dorée scintillant sur son torse velu, est visiblement un pro. On n'est pas là pour rigoler, mais pour tout faire pravilno («correctement»), selon les règles de l'art. La banya n'est pas un sauna - sec et chaud - ni un hammam - tiède et humide -, mais une combinaison des deux. Dans la parilka, une pièce lambrissée du sol au plafond, avec des bancs de hauteurs différentes, la température varie entre 60 et 120 degrés pour une humidité entre 50 et 90 %. Le poêle, nourri au bois, chauffe à blanc un tas de pierres volcaniques. Pour aromatiser la parilka, Valeri a accroché un bouquet de mélisse au-dessus de la porte. Il a mis à tremper dans une bassine deux bouquets de branches de bouleau, les veniki, son principal outil de travail. Le rituel peut commencer. D'abord, un premier zahod, ou engagement. Nous nous installons sur les planches de bois, dans la pénombre brûlante, la lumière fuse par une minuscule lucarne. Valeri ouvre la gueule du poêle, et jette une dizaine de grosses louches d'eau sur les cailloux incandescents. L'eau chuinte en s'évaporant. En quelques secondes, l'air s'embrase, je me sens comme un poulet saisi au four. La sueur commence à perler.

Pour les Russes, la banya est une affaire très sérieuse. Comme la pétanque pour les Français. Il y a des règles, des rituels, les néophytes sont les bienvenus, à condition de rester humbles. Une pratique régulière est un gage de bonne santé, aussi bien physique que mentale. Et le moyen le plus accessible et populaire pour expurger les toxines, améliorer la circulation sanguine, se débarrasser des microbes et bactéries. Faire peau neuve. Nos ancêtres les vieux Slaves, qui n'avaient pas l'eau courante, ont commencé à pratiquer les bains de vapeur dès le Xe siècle, pour l'hygiène, et comme une procédure de purification du corps et de l'âme. Quel meilleur moyen pour se débarrasser du mauvais œil ou prévenir la calomnie que de suer toute l'eau de son corps ? Les proverbes sont restés : «la banya lave de tous les péchés» ; «prendre un bain de vapeur, c'est renaître».

A la campagne, la banya était au cœur de tous les moments de transition de la vie, une sorte de matrice. C’était l’endroit le plus aseptisé, où les femmes s’installaient pour accoucher, puis se reposer avec le nourrisson. Les corps des défunts étaient lavés et entreposés là jusqu’à l’enterrement. A la veille de son mariage, la fiancée allait à la banya avec sa future belle-mère et d’autres femmes de la famille de son époux. Le fiancé faisait de même avec ses amis. Après la première nuit de noces - la couche était souvent installée dans la banya car il y faisait frais - les jeunes mariés prenaient leur premier bain de vapeur ensemble, pour sceller l’union. En construisant leur propre foyer, ils commençaient par monter la banya, dans laquelle ils vivaient en attendant de terminer la maison principale… En ville, les banyas publiques, comme les célèbres «Sandouny» à Moscou, assorties de cuisines et de blanchisseries, étaient des lieux d’hygiène et de détente pour le beau monde, les dames y tenaient salon, les hommes réglaient des questions de la plus haute importance.

Choc thermique

Dix-quinze minutes de cuisson, et il faut sortir prendre l'air. En tirant sur une corde, chacun se déverse sur la tête un seau d'eau glacée, suspendu sous le plafond. L'hiver, on peut se rouler dans la neige, ou s'immerger dans un trou creusé dans la glace. A cet effet, les banyas rurales sont construites à proximité d'un lac ou d'une rivière. En ville, on plonge dans des cuves. Le choc thermique - les Russes disent sobrement «contraste» - est bon pour la circulation sanguine et la tonification de la peau. Ensuite, le temps de souffler, nous allons mariner dans une marmite géante d'eau chaude, installée à l'extérieur de l'izba - la photo ridicule de la page précédente prend tout son sens -, qui ne correspond à aucune tradition particulière, une coquetterie du lieu. C'est aussi le moment de boire une tasse de thé aux herbes, ou un verre de bière. Jamais de vodka. On attendra la fin de la séance, dans trois heures, pour s'attabler et se remplir la panse.

Valeri nous invite pour le deuxième zahod. On va passer aux choses sérieuses. Les veniki sont prêts. Je vais me faire rosser. Littéralement. C'est la procédure ultime et absolue, sans laquelle l'expérience reste incomplète. Les branches de bouleau, souples et fragrantes, s'abattent avec un rythme régulier sur mon dos, mes jambes, mes fesses. La sensation est électrifiante et indolore, exfoliante, je sens chaque pore qui s'ouvre et la fatigue s'échappe comme un mauvais génie. Ça dure une dizaine de minutes, à la fin tu ressembles à un homard heureux sorti d'un bouillon d'herbes, rouge et décontracté, des feuilles de bouleau collées sur la peau.

Pendant mes années de correspondance à Moscou, j'avais pris l'habitude, à l'instar de beaucoup de collègues étrangers, de fréquenter une institution de la capitale, «Krasnopresnenskie Bani», construites à la fin des années 70 dans un quartier renommé pour ses bains depuis le début du XIXe siècle. Au cœur de l'hiver moscovite, quand le mercure reste figé à moins quinze pendant plusieurs semaines, le ciel glacial coincé au niveau des sourcils, pas un rayon de soleil, on a l'impression d'avoir les os gelés, les tripes transies de froid, pour toujours. Et pas une bonne nouvelle à l'horizon. La banya devient un rite salutaire.

Toutes égales

Passé le vestiaire, les corps nus s'exhibent avec une liberté inouïe, débarrassés du poids des tissus et des soucis. Des différences et des apparences. La banya est le lieu le plus démocratique de Russie, et l'a toujours été : «Pas d'épaulettes à la banya», clame un vieux dicton. Ici, nous sommes toutes égales face à l'eau et au feu. La blonde aux seins refaits et arrogants, un dragon bleu enroulé autour de la clavicule. La babouchka dont la peau est si distendue qu'on craint qu'elle ne glisse, telle une vieille chemise, à chaque coup vigoureux d'éponge. Ce ventre rond et doux, qui a porté tant d'enfants. Des fossettes et des fesses, des dos, longs, courbés, potelés, des Sylphides de Modigliani et des Grâces de Rubens… Personne ne jauge, ne juge. Dépouillée et naturelle, chacune vaque à ses occupations. Moi, je dois l'avouer, j'ai toujours eu du mal à ne pas zieuter, en pâmoison devant tant de beauté suintante baignée de lumière chaude, regrettant de ne plus savoir dessiner. Pas d'autre hiérarchie que la hauteur de la marche sur laquelle tu t'installes, soit le niveau de température que tu peux supporter. «Dame vapeur», la parilchtchitsa, règne en autocrate sur cet espace clos. Ces prêtresses, les seules à circuler vêtues entre les salles d'eau et l'étuve, fabriquent une vapeur magistrale et te rossent chaque fois comme si c'était la dernière.

Photos Sergey Ponomarev

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