Il y a bien les hélicoptères qui font du surplace dans le ciel gris plombé de cet après-midi orageux, à Washington DC. Il y a bien quantité de policiers, en voiture, en moto ou à vélo. Des centaines de contre-manifestants et des caméras du monde entier. Mais, diable, où sont les manifestants de «Unite the right», rassemblement de militants d’extrême droite à l’occasion du premier anniversaire des violences de Charlottesville, censées être au centre de tout ce dispositif ?
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«Regarde-les ! Ils se cachent derrière les policiers !», lance soudain T., un quadragénaire membre de la section locale de Black Lives Matter, en montrant du doigt un petit groupe d'individus escortés. A peine le temps de voir une pancarte «White Lives Matter» (les vies blanches comptent) et deux drapeaux des Etats-Unis, que la poignée de manifestants est déjà passée derrière des barrières en métal et le cordon policier, sous la pluie et les huées des militants antiracistes. En tout, ils sont moins de trente à avoir fait le déplacement dans la capitale fédérale pour «protester contre les violations des droits civiques à Charlottesville», selon les mots de son organisateur, le suprémaciste Jason Kessler. «C'est pathétique», résume T.
«Célébrer notre résistance»
Elle semble loin, la démonstration de force de l’an passé. Le 12 août 2017, environ un millier de manifestants néonazis, suprémacistes ou nationalistes blancs, s’étaient rendus à Charlottesville (Virginie) pour dénoncer le projet de la municipalité de déboulonner la statue du général sécessionniste Robert E. Lee. Armés, brandissant des drapeaux confédérés ou des torches, les manifestants avaient scandé des messages racistes et antisémites. Une voiture bélier conduite par un suprémaciste blanc avait foncé dans la foule de contre-manifestants, tuant une jeune femme, Heather Heyer, et blessant une trentaine de personnes.
Dans sa course, il a heurté aux genoux Constance Paige, 35 ans. Elle fait désormais partie des organisateurs de «DC against Hate», la plateforme qui pilote les contre-manifestations de ce dimanche à Washington. «Je ressens un mélange compliqué d'émotions, confie-t-elle à Freedom Plaza, où se rassemblent les contre-manifestants avant d'aller au-devant des suprémacistes. Je fais encore beaucoup de cauchemars, et franchement, ce n'est pas facile d'être ici aujourd'hui, mais je m'y sentais obligée. Et puis on n'est pas là pour donner de l'importance aux nazis, mais pour célébrer notre résistance. Montrer qu'en tant que nation, on peut être meilleurs que cette rhétorique de haine. Voir autant de monde se mobiliser pour ça me donne beaucoup d'énergie.»
Leaders religieux, enseignants, membres de Black Lives Matter ou militants antifascistes habillés en noir et au visage masqué : la foule se met en marche vers Lafayette Square, le parc qui jouxte la Maison Blanche et où doivent se rassembler les manifestants. Pendant la longue attente, alors que l'orage gronde, la tension monte entre les contre-manifestants et les policiers – quelques mouvements de foule, des jets de projectiles et de fumigènes. Dans le cortège, beaucoup de pancartes font écho aux fantômes de l'esclavage, de la ségrégation, du Ku Klux Klan. «No hoods in my hood» (pas de capuche dans mon quartier), proclame l'une d'elles. Mais cette fois-ci, en face, point de chants nazis ou de défilés d'armes et de flambeaux. La manifestation «Unite the right» semble même s'être achevée avant d'avoir commencé : les deux douzaines de manifestants se sont évaporées avant l'heure officielle du début du rassemblement.
«Charlottesville leur a coûté très cher»
Alors que tout le monde se disperse, Brandon, 22 ans et «sympathisant Black Lives Matter», se réjouit : «Je me demandais si les événements de l'an dernier avaient galvanisé ou anéanti le mouvement. Visiblement, c'est la deuxième option.» Tout en rappelant que les crimes haineux sont en constante augmentation aux Etats-Unis ces dernières années, ceux qui surveillent les mouvements d'extrême droite avaient anticipé la débâcle de ce dimanche. A l'instar de Heidi Beirich, du Southern Poverty Law Center : «Les conséquences de Charlottesville ont été extrêmement négatives pour eux, expliquait-elle avant la manifestation. Beaucoup sont sous le coup de poursuites pénales ou de procès au civil. En plus, ils ont perdu leurs principaux moyens de financement : des plateformes comme PayPal ont supprimé leurs comptes […]. Charlottesville leur a coûté très cher, dans tous les sens du terme.»
Ces dernières semaines, plusieurs figures d'extrême droite s'étaient désolidarisées de la manifestation. Après Charlottesville, où les manifestants avaient, à visage découvert, livré leur parole raciste sans retenue devant les caméras, certains avaient été identifiés, et perdu leur emploi. A Washington, la plupart avaient dissimulé leur visage. «Beaucoup de ceux qui étaient au rassemblement de l'an dernier ont eu peur cette fois-ci, a justifié Jason Kessler, cité par plusieurs médias américains. L'année dernière, ils étaient venus exprimer leur point de vue. Ils ont été attaqués. Et quand ils se sont défendus, ils ont été sanctionnés exagérément», a argué celui qui se voit comme l'avocat «des droits civiques de l'homme blanc opprimé», définit Heidi Beirich.
Le président Donald Trump, en renvoyant dos à dos manifestants suprémacistes et militants antiracistes au lendemain de Charlottesville, avait scandalisé jusque dans son propre camp. Dimanche, en vacances dans son club de golf du New Jersey, il n'a pas regardé les manifestations depuis les fenêtres de la Maison Blanche. Mais il avait tweeté la veille : «Je condamne toutes les formes de racisme et les actes de violence.» Prenant bien soin, une fois encore, de mettre tout le monde dans le même sac.