«Dites, on ne les ferait pas en été, nos prochaines mobilisations ?» rigole Analia Mas, avocate et membre de Cael (Coalition pour un Etat argentin laïc), dont les cheveux blonds bouclés sont soufflés par les bourrasques d'une tempête glaciale. «C'est le courroux divin», lui rétorque, ironique, Georgina Orellano, militante féministe pour les droits des prostituées. En quelques minutes, les affiches, banderoles et la petite table installées au coin de deux larges avenues du centre de Buenos Aires sont démontées et transportées sous les gouttes quelques dizaines de mètres plus loin, à l'abri d'un large auvent. Plusieurs centaines de personnes venues ce samedi d'hiver austral faire leur apostasie collectivement suivent les organisateurs en courant au milieu de la circulation.
Analia s’est saisie d’un des deux gros cartons déjà remplis de formulaires et de photocopies de certificat de baptême, nécessaires à ce processus de renoncement à l’Eglise.
Dossier d’apostasie
En Argentine, cette démarche personnelle s’est transformée en mouvement collectif et politique le 8 août, jour du vote du Sénat contre la légalisation de l’avortement. Durant des heures, sous une pluie battante et alors que l’issue du vote était pliée d’avance, des centaines de personnes ont fait la queue pour laisser leur dossier d’apostasie au stand de Cael, accolé au Congrès. Depuis, près de 4 000 demandes ont été faites dans la capitale argentine et dans d’autres villes du pays. Elles ont été présentées vendredi à l’épiscopat de Buenos Aires.
«La seule raison pour laquelle je fais partie de l'Eglise, c'est parce qu'on m'a baptisé à 3 mois, alors que je n'étais pas en âge de raisonner, explique Lucas, 32 ans. D'une part ça n'a aucun sens spirituel pour moi d'y rester attaché, puisque je ne suis pas croyant et, d'autre part, je ne veux plus que l'institution s'exprime en mon nom sur des sujets où sa position est diamétralement opposée à la mienne. Ces derniers mois en particulier, au sujet de l'avortement, je ne le supportais plus.»
Le poids de l'Eglise argentine dans les débats qui se sont tenus durant ces cinq derniers mois et son rôle de lobby politique pour conserver le statu quo est en effet indiscutable. «Les sénateurs qui ont voté contre l'ont fait dans une perspective morale et religieuse alors qu'on leur demandait de statuer sur une question de santé publique, s'indigne Analia. Deux semaines après le rejet de la proposition, quatre femmes déjà sont mortes des suites d'avortements clandestins. C'est intolérable et c'est la responsabilité de ces sénateurs et de l'Eglise.»
Le foulard vert, symbole de la lutte pour l’avortement légal, sûr et gratuit, a accouché d’un autre : le foulard orange, pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Et l’apostasie, terme hier peu connu des non-militants, est aujourd’hui repris par tous les titres de la presse argentine.
Une autre voix, fluette et digne mais qui porte loin, accompagne ce mouvement politique : celle de Nora Cortiñas, la plus active et chérie des «mères de la place de Mai», ces femmes qui se sont opposées à la dernière dictature militaire (1976-1983) et qui réclament justice pour leurs enfants assassinés par le régime et dont on n'a jamais retrouvé les corps. Après sa ronde hebdomadaire sur la place à leur nom, elle a annoncé : «Cette décision me fait mal, je suis croyante et j'entends le rester, mais je refuse de continuer à appartenir à cette institution hypocrite. Je vais leur renvoyer mon certificat de baptême, de communion, de confirmation et de mariage s'il le faut !» plaisante-t-elle du haut de ses 88 ans.
«Pas en mon nom»
Déjà révoltée contre les autorités argentines de l'Eglise, coupables de complicité avec la dictature, Nora Cortiñas a décidé de se lancer dans ce nouveau combat lors du débat sur l'avortement. Très mobilisée pour la justice sociale depuis toujours, elle a rejoint le mouvement de jeunes Argentines mobilisées depuis trois ans autour du collectif «Ni una menos» («pas une femme de moins») : «J'ai vu comment l'Eglise s'insinuait dans le corps des femmes, comment elle s'en sentait propriétaire et voulait décider pour elles, et ça m'a profondément offensée. Pas en mon nom, pas un jour de plus !»
Le débat sur la légalisation de l’avortement devra attendre au moins un an avant de pouvoir être discuté à nouveau au Congrès. Mais, dans la société, en commence un autre, tout aussi brûlant au pays du pape : celui de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.