«Maverick», franc-tireur : l'épithète, accolée au nom de John McCain, était depuis longtemps devenue incontournable. Dans l'Amérique de Trump, le Sénateur de l'Arizona, au pedigree militaire et à la carrière politique longs comme le bras, faisait figure de totem quasi-consensuel, à droite comme à gauche. L'archétype rassurant de l'American Hero à la mâchoire carrée et au regard droit, patriote et libre-penseur. Il est décédé à 81 ans ce samedi dans sa maison de Cornville, dans l'Arizona. Sa famille avait annoncé vendredi qu'«avec son habituelle force de caractère», il avait décidé de stopper son traitement contre le glioblastome dont il était atteint, une tumeur maligne au cerveau diagnostiquée l'été dernier. Le Sénateur était absent du Capitole, à Washington, depuis décembre. Figure politique nationale, notamment pour ses deux candidatures malheureuses à la présidentielle – en 2000, il échoue à obtenir l'investiture républicaine face à George W. Bush ; en 2008, il perd l'élection générale face à Barack Obama –, il était élu de l'Arizona depuis plus de trente-cinq ans, d'abord à la Chambre des Représentants puis au Sénat, où il effectuait son sixième mandat.
Pouce en bas
La geste du héros McCain retiendra probablement ce pouce en bas dans l'arène du Sénat le 25 juillet 2017, quelques jours après l'annonce de sa maladie. Revenu à Washington contre l'avis des médecins juste après une chirurgie, la cicatrice au-dessus de l'arcade encore sanguinolente, John McCain avait, par son vote contre, condamné une tentative d'abrogation d'Obamacare. Le dynamitage de la réforme de l'assurance-santé de Barack Obama, tant désiré par Donald Trump et ses soutiens, attendra. Et qu'importe la débâcle pour la majorité. «Je rentre à la maison pour soigner ma maladie, avait-il annoncé à la tribune. J'ai toutes les intentions du monde de revenir ici et de vous donner à tous de bonnes raisons de regretter toutes les choses sympathiques que vous avez dites à mon propos.»
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Sa mort approchant, une autre séquence de la légende McCain, qui en compte plusieurs, avait ressurgi sur les réseaux sociaux. Lors d'un meeting du Sénateur dans le Minnesota, alors en campagne pour la présidentielle de 2008, des supporters lui disent leur «peur» de voir son adversaire d'alors parvenir à la Maison Blanche. «Je ne peux pas faire confiance à Obama… C'est… C'est un arabe !» lance une femme, avant que McCain ne lui reprenne des mains le micro en hochant la tête. «Non Madame, non Madame, c'est un honnête homme, un père de famille, un citoyen avec lequel il se trouve que j'ai des désaccords sur des questions fondamentales, et c'est tout l'enjeu de cette campagne.» Le public est partagé entre huées et applaudissements. «C'était il y a dix ans, mais c'est clairement une autre époque politique, commente Elaine Povich, une journaliste américaine et correspondante à Washington qui a consacré deux biographies à John McCain (1). Ce meeting a été un moment fondateur de la campagne. Mais dans ce que racontaient ces supporteurs, il y avait déjà les germes de ce qui allait arriver les années suivantes : le racisme décomplexé, la désinformation…»
Blockbuster
Le biopic de John McCain serait un blockbuster, tout en avions de chasse et en actes de bravoure, l'hymne américain en bande-son. Il est «né dans la Marine», comme l'indique Elaine Povich. Littéralement, puisque John Sidney McCain III a été mis au monde le 29 août 1936 sur la base militaire américaine de Coco Solo, au nord-ouest du Canal de Panama. Comme sa lignée familiale le prédestine, ce fils et petit-fils d'amiral (d'où le «III») est élève, dans les années 50, de l'Académie navale. «Il était très turbulent, une vraie tête brûlée, raconte sa biographe. Il a manqué de se faire renvoyer à plusieurs reprises.» Il devient pilote de la Marine américaine, combat pendant la guerre du Vietnam. C'est là, d'ailleurs, que s'écrit le premier chapitre de la mythologie McCain : blessé puis capturé à Hanoï, il est fait prisonnier pendant cinq ans et demi, torturé, mis à l'isolement. Pour parachever la légende, en juin 1968, il refuse, par solidarité avec ses camarades, une offre de libération anticipée.
De cette expérience, outre des séquelles à vie aux bras et aux épaules dues aux mauvais traitements, il tirera le statut de «POW» (Prisoner of War), comme on les désigne aux Etats-Unis, une image d'homme courageux et tenace, et une farouche opposition à l'utilisation de la torture. En mai dernier, il a appelé, en vain mais sous les vivats de la gauche américaine, ses camarades du Sénat à voter contre la confirmation de Gina Haspel à la tête de la CIA. «Son refus de reconnaître l'immoralité de la torture la disqualifie», écrivait-il dans un communiqué.
Malgré ses quelques frasques extraconjugales à son retour du Vietnam, son divorce puis son remariage rapide, le sénateur de l'Arizona a réussi à conserver une image de «family man», essentielle dans le curriculum de tout bon politique américain. Il était père de sept enfants, dont une fillette bangladeshie adoptée avec sa deuxième femme. «C'est un personnage fascinant, multidimensionnel, souligne Elaine Povich. A la fois guerrier, homme politique, père de famille.» Elle raconte comment, pendant sa campagne en 2000, il avait «cimenté sa bonne relation avec les journalistes américains, qu'il appelait "[s]a base"». «Il n'avait pas les moyens de mener une coûteuse campagne avec des spots télé, mais il a réussi à avoir une presse très positive à son égard.»
Anti-Trump
Une bonne relation qui a trouvé son acmé dans son opposition affichée à Donald Trump. Sa maladie, qu'il savait fatale, lui a permis de lâcher ses coups. Dans son dernier livre, The Restless Wave (littéralement, «les flots agités»), McCain attaque le «nationalisme fallacieux» du milliardaire américain et la polarisation qu'il nourrit, quand lui se fait le héraut d'une politique bipartisane. Il y critique également le «manque d'empathie» du président américain pour les immigrants et les réfugiés et ses louanges pour «quelques-uns des pires tyrans du monde». Il est particulièrement en verve contre l'attitude conciliante de Trump vis-à-vis de Vladimir Poutine. Il avait qualifié leur sommet à Helsinki, en juillet, de «l'un des spectacles les plus honteux de l'histoire américaine». Trump n'est d'ailleurs pas le bienvenu aux obsèques de McCain, avaient fait savoir ses proches en mai.
Le président américain le lui rend bien, lui qui a réussi le coup de maître, le 13 août, de faire un discours entier devant des soldats américains à l'occasion de la signature de la loi de finance militaire baptisée en l'honneur du sénateur («the John S. McCain National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2019»), sans jamais prononcer son nom. Pendant sa campagne, Donald Trump s'était même moqué du palmarès militaire de McCain : «C'est un héros de guerre simplement parce qu'il a été capturé, avait-il lancé à la foule. J'aime les gens qui ne se font pas capturer.»
Casseroles
De son propre aveu, John McCain a rendu pendant soixante ans un «service imparfait à [s]on pays». L'icône reconnaissait ne «pas toujours avoir fait la chose juste». Parmi ses casseroles, avoir fait partie des «Keating Five», ces cinq sénateurs américains qui avaient profité des largesses de Charles Keating, un promoteur et financier impliqué dans un scandale à l'épargne et au crédit à la fin des années 80. McCain avait finalement été innocenté par la commission d'éthique du Sénat, dans de potentielles tentatives d'influence pour protéger Keating, mais il avait été réprimandé pour «avoir fait preuve de mauvais jugement».
Mais l'une des plus grandes critiques faites à l'encontre de John McCain reste d'avoir choisi, comme colistière en 2008, l'ancienne gouverneure de l'Alaska Sarah Palin. Le candidat républicain caressait l'idée de demander à son ami Joe Lieberman, ancien démocrate devenu indépendant, de devenir son vice-président, mais le parti l'en avait dissuadé. Dans ses mémoires, il dit regretter son choix : «J'aurai dû suivre mon instinct», écrit-il. En mettant Sarah Palin sur le devant de la scène politique et médiatique, c'est le génie du populisme que McCain a fait sortir de la lanterne américaine. L'année suivant l'élection, elle deviendra l'égérie du Tea Party, considéré comme l'antichambre du trumpisme. «Je ne crois pas qu'il ait compris ce qu'il faisait, à l'époque, avance l'éditorialiste du New York Times David Brooks, interviewé dans le documentaire hagiographique que lui a consacré HBO en mai (2). Mais il a pris une maladie qui commençait à affecter les républicains – l'anti-intellectualisme, le mépris des faits – et l'a mise en plein centre du parti.»
«Ultra-faucon»
L'idéologie de John McCain, difficile à catégoriser, rend parfois paradoxales les louanges de la gauche américaine à son égard. «Sur certains sujets, il était plus indépendant que républicain, note Elaine Povich. Sur d'autres, il était vraiment conservateur. McCain est impossible à ranger dans une case. Il ne s'est par exemple pas opposé au mur avec le Mexique mais, dans le même temps, a voté en faveur d'une réforme de l'immigration bipartisane. Il s'est longtemps battu pour une réforme, bipartisane elle aussi, pour limiter l'influence de l'argent dans le financement des partis politiques.»
Son mentor était Barry Goldwater, considéré comme le père du renouveau du conservatisme américain et qui fut, comme lui, sénateur de l'Arizona pendant trente ans. McCain a également soutenu une grande partie des réformes économiques de Ronald Reagan. En politique étrangère, il a été taxé «d'ultra-faucon» pour son militarisme. Il avait poussé pour l'usage de la force contre Pyongyang au début des années 2000, soutenu la guerre en Irak ou critiqué Obama pour ne pas avoir envoyé des troupes américaines combattre sur le sol syrien.
Le récit de la vie de John McCain serait un roman de guerre, à l'instar de sa lecture de chevet, Pour qui sonne le glas d'Ernest Hemingway, qui a donné son titre au documentaire de HBO. Sans doute voyait-il en Robert Jordan, le héros qui se bat contre le franquisme, un avatar de lui-même. «John McCain est un cliché, écrivait le New York Times dans un long portrait publié en 2013. Ce n'est pas sa faute, ou pas complètement. […] Personne, à Washington, n'a été le sujet et l'auteur de plus mythes que McCain : le franc-tireur, le rouspéteur, le bâtisseur de ponts, le héros de guerre qui transcende ses intérêts personnels pour une cause plus grande que lui-même…» A l'image de cette boutade qui lui servait d'auto-description : «Je suis plus vieux que la poussière, et j'ai plus de cicatrices que Frankenstein.»
(1) John McCain, a biography, 2009 et John McCain : American Maverick, 2018, par Elaine S. Povich.
(2) For Whom the Bell Tolls, documentaire réalisé par Peter Kunhardt, HBO.