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Libération
Libé des Océans

«Ici, on peut étudier le futur comme le passé»

Sur la petite île volcanique japonaise de Shikine-jima, «Libé» a accompagné une équipe scientifique chargée d’observer l’acidification qui guette nos océans. Une expérience alarmante.
Des biologistes au cours d’une expédition en juillet près de l’île de Shikine-jima, au Japon. (Photo M. Kohzuka)
publié le 30 août 2018 à 19h36

Il semble neiger sous l'eau. Des flocons ronds et brillants glissent entre les plongeurs et remontent en ondulant vers la surface. «C'est comme nager dans du champagne !» s'exclame le biologiste marin Jason Hall-Spencer. Près de l'île de Shikine-jima, à 160 kilomètres au sud de Tokyo, du gaz carbonique suinte des profondeurs de la Terre et s'échappe en un ballet de bulles. Rien de plus naturel car le confetti de moins de 4 km² fait partie d'un chapelet d'îles volcaniques qui s'égrènent entre l'océan Pacifique et la mer des Philippines. Cet été, une équipe scientifique internationale a stationné dans la zone pendant une semaine, partageant ses heures entre expérimentations à terre sur Shikine-jima et plongées en bateau autour de la source. Libération a participé à l'expédition.

Dans la baie de Mikawa, les côtes déchiquetées et plissées laissent deviner les remous de la lave à l'origine de leur formation. C'est là, au fond d'une crique, que les eaux bouillonnent. Longtemps boudées par les pêcheurs de l'île qui se plaignaient de l'absence de poissons, elles attirent aujourd'hui les chercheurs du monde entier. «Ce site est exceptionnel car il nous permet d'étudier le futur comme le passé des océans», résume Sylvain Agostini, de l'université de Tsukuba, près de Tokyo.

Paysage désolant

La source de carbone de Shikine est un laboratoire vivant pour observer les effets de l'acidification des océans provoquée, tout comme le changement climatique, par l'augmentation du CO2 atmosphérique. Et elle ne laisse guère augurer du meilleur : chute drastique de la biodiversité, faune et flore moins abondantes, simplification de l'habitat, énumèrent Jason Hall-Spencer et Sylvain Agostini dans une étude parue dans Scientific Reports le 27 juillet. Les deux scientifiques révèlent surtout pour la première fois que, loin de n'être qu'une sombre prévision, l'acidification est déjà à l'œuvre. Trois siècles de développement industriel ont profondément modifié les écosystèmes marins.

Bouteilles en équilibre sur le rebord du bateau, le corps noyé dans une combinaison et les yeux bleus flottant au-dessus d'une barbe généreuse, Jason Hall-Spencer s'apprête à se jeter à l'eau. «Ce que nous allons voir ici, ce sont les survivants !» lance-t-il en invitant à le suivre. Chacun bascule en arrière, puis s'enfonce dans les eaux. Nous nous retrouvons en profondeur. Les bulles de Shikine-jima ont beau faire penser au champagne, elles ne provoquent guère l'euphorie. A 5 mètres environ sous la surface, le paysage est d'une simplicité désolante. De rares poissons, principalement herbivores et peu comestibles, pas le moindre corail, un tapis d'algues monochrome.

«C'est si pourri que j'ai d'abord eu l'impression de plonger dans un port !» assène Sylvain Agostini, de retour sur le bateau, à l'ombre de son large chapeau en toile nippon dont la ficelle danse sous son menton. Or ce premier site d'observation préfigure l'état des océans à la fin du siècle…

Sources de carbone

On le sait depuis une quinzaine d'années à peine : pas moins de 30 % du CO2 émis par les activités humaines dans l'atmosphère est absorbé par les mers du globe et le gaz se dissout dans les eaux, provoquant une diminution de leur pH. C'est l'acidification, un phénomène qui se produit avec une telle amplitude et une telle rapidité qu'on ne peut se tourner vers le passé pour en mesurer les effets. Avant la révolution industrielle et le recours massif aux énergies fossiles, le taux de C02 dans l'atmosphère était de 280 parties par million (ppm). Il a aujourd'hui dépassé le seuil des 400 ppm, faisant chuter le pH des océans de 8,2 à 8,1, soit une hausse de 30 % de l'acidité. Si les émissions humaines se poursuivent au rythme actuel, l'acidité pourrait augmenter d'ici à 2100 de 170 % par rapport aux niveaux préindustriels, avec 900 ppm et un pH de 7,8.

Quel impact pour la faune et la flore marines ? Les expériences menées en laboratoire échouent à prendre en compte dans leur ensemble des écosystèmes où les organismes interagissent entre eux. Mais lors d'un déplacement en Italie, près de la petite île d'Ischia au large de Naples, Jason Hall-Spencer croise un premier coin de mer avec des bulles. «J'ai dormi sur les rochers et fait des mesures avec des bouteilles renversées pour analyser la nature des gaz rejetés, relate le biologiste de l'université britannique de Plymouth. J'étais très heureux quand j'ai découvert que c'était du CO2 Le dioxyde de carbone libéré par les fonds marins augmente en effet naturellement l'acidité des eaux et permet donc d'entrevoir ce qui pourrait advenir avec l'acidification.

«L’an dernier au Japon, 60% des récifs coralliens sont morts», selon Sylvain Agostini. Photo DR Marco Milazzo

Les études réalisées en Méditerranée près d'Ischia annoncent une baisse de 70 % de la biodiversité des organismes calcaires et de 30 % des autres organismes. Mais elles ne concernent qu'un seul écosystème et doivent être reproduites. Jason Hall-Spencer part en quête d'autres sources à travers le monde et se rend au Japon, «l'un des endroits les plus actifs de la planète d'un point de vue volcanique». Le hasard joue encore en sa faveur.

Sylvain Agostini le croise lors d'un colloque à Tokyo. Et le Français, alors qu'il fait du bodyboard à Nii-jima, entend vite parler de bulles sur l'île proche de Shikine-jima en discutant avec des locaux autour d'un verre. «Nous avons cherché des images sous-marines sur YouTube et compris qu'il s'agissait bien d'une source volcanique. Les informations japonaises sur les onsen [sources chaudes, ndlr] ont donné des indices sur la composition de l'eau», raconte Shigeki Wada, son collègue à la station biologique de Shimoda. En 2015, la découverte est présentée à la communauté scientifique (1).

On connaît moins d'une dizaine de sources de carbone dans le monde, et celle de Shikine-jima est admirable à plus d'un titre. Pas de soufre ou autres toxiques habituellement associés aux rejets volcaniques. «Elle rejette du CO2 pur. Il y a aussi un peu de sulfure d'hydrogène (H2S) mais celui-ci s'oxyde très vite», précise Sylvain Agostini, intarissable sur le sujet et coordinateur hors pair de toutes les études qui s'organisent autour du site. La source est aussi aisément accessible. Un laboratoire de fortune a d'ailleurs été installé sur le caillou peuplé de 500 habitants, à deux heures de bateau du centre de recherches marines de Shimoda. Enfin, contrairement à Ischia, elle dispose d'une large biodiversité, riche en coraux, à la limite entre milieux tempéré et subtropical. Shikine devrait donc largement confirmer et amplifier notre compréhension de l'acidification en cours.

Au plus près de la source, la teneur en CO2 grimpe jusqu'à 10 000 ppm. «Nous n'y allons jamais, cela ne nous intéresse pas, nous recherchons des teneurs réalistes que nous pourrions avoir dans le futur», explique Sylvain Agostini. Le premier site d'observation, celui des «survivants», se situe donc à 900 ppm. L'absence de corail est une mauvaise nouvelle. «L'année dernière, 60 % des récifs sont morts au Japon, rappelle Sylvain Agostini. On pense souvent qu'ils survivront au réchauffement des eaux en se déplaçant vers le nord, pour retrouver des températures idoines. Mais c'est oublier que la chimie sera mauvaise.»

Ballet d’organismes

A Shikine, quelques battements de palmes suffisent pour remonter le temps. En s'éloignant de la source, la teneur en CO2 diminue. Le second site d'observation est à 400 ppm, soit le niveau actuel des océans du globe. D'emblée, des bernacles sont accrochées aux rochers. Sept mètres plus bas, le fond est étoilé de coraux. C'est un ballet d'organismes variés et colorés. Le néophyte sort de l'eau ébloui par le spectacle. Il n'est toutefois pas au bout de ses surprises.

Cet été, l’équipe scientifique internationale a stationné près de Shikine-jima pendant une semaine. Photo DR Ben Harvey

L'île a pour particularité de baigner dans des eaux à 300 ppm, soit l'état des océans avant la révolution industrielle ! Par quel miracle ? «Le Kuroshio, un courant très puissant, fait remonter des profondeurs des eaux qui n'ont pas été en contact avec l'atmosphère depuis trois siècles, explique Jason Hall-Spencer. Une chance formidable d'observer le passé.» Nouveaux battements de palmes, nouveau décor. Cette fois, les algues exhibent leur diversité dans des teintes dorées, vermillon, violacées et bronze, des coraux déploient leur large corolle où s'abritent des poissons multicolores. Lorsqu'on refait surface, on ne sait si l'on doit se réjouir ou pleurer devant tant de beauté. «Les gens croient que l'état actuel des océans est normal, soufflent les chercheurs. En réalité nous avons déjà beaucoup perdu…»

Sur le pont du navire, Jason Hall-Spencer montre le fruit de sa pêche : de menus morceaux de coralline, une algue rougeâtre au squelette calcaire qui forme des tapis au fond des océans. «La coralline constitue la fondation de la maison, dit-il, son arrivée sur un site est un signal pour l'installation de plein d'autres organismes, cela signifie que c'est un bon endroit pour vivre.» Les prélèvements ne laissent aucun doute : l'algue est épaisse à 300 ppm, d'une grande finesse à 400 ppm, inexistante à 900 ppm. De toute évidence, les eaux corrosives ne lui sont pas bénéfiques.

L’engrenage

Avec l'acidification, la synthèse de carbonate de calcium est limitée et les organismes marins qui en ont besoin pour leur croissance peinent à bâtir un squelette ou construire une coquille. La coralline, tout comme les organismes marins calcaires, se réduit donc comme peau de chagrin. «Squelettes et coquilles ne se forment pas mais se dissolvent, confirme Jason Hall-Spencer, qui tend un coquillage dont la pointe est élimée, rongée par les eaux. Les organismes tentent de lutter mais cela leur prend de l'énergie.» De ce combat inégal, algues et êtres mous, telles les méduses, sortiront gagnants. Ensuite c'est l'engrenage. L'absence de coraux et de macroalgues, comme les forêts de kelp, entraîne la disparition des organismes qui vivent d'habitude à l'abri de ces espèces fondatrices. «Nous avons compris que la perte de la biodiversité était liée à une simplification de l'habitat, ce que l'on ne pouvait prouver en laboratoire», explique Sylvain Agostini. Reste que seul l'effet de l'acidification est pris en compte à Shikine-jima. Cumulé avec la hausse des températures, il laisse présager de plus amples dégâts. «C'est un changement massif qui se produit, mais nous ne tuons pas tout, la vie va continuer quoi qu'on fasse, tient à souligner Jason Hall-Spencer dans une ultime note optimiste. Evitons toutefois que cela ne s'aggrave.»

(1) Dans la revue scientifique Regional Studies in Marine Science.