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Libération
Éditorial

L’âme des fonds

L’océan fascine. Il fait d’abord peur en symbolisant la mort puis inspire, par son imprévisibilité, la littérature et la mythologie. Domptée par l’homme, l’immensité bleue se fragilise et souffre. Jusqu’à prendre, un jour, sa revanche.
La photo de la une du «Libération» daté du 31 août. (Photo Laurent Ballesta)
publié le 30 août 2018 à 18h06

Longtemps les hommes n’ont pas aimé la mer. Sur l’eau, on souffrait, on peinait, on mourait. La pêche, la guerre, le voyage : trois manières de risquer sa vie. Entre la mer et la mort, il n’y avait que deux lettres. Et puis les navires ont grandi, la science a appris, les empires ont conquis l’immensité, le commerce a régné sur les routes maritimes : les hommes ont mis l’océan en cage. Apprivoisé, domestiqué, dompté, ils l’ont aimé, comme un géant familier. Mais c’est l’océan qui a commencé à souffrir, labouré par des hélices géantes, envahi par les immondices, empoisonné à l’acide, sali par la civilisation. Si rien n’est fait, si l’économie continue, trop libre, prédatrice, il prendra sa revanche. Et celle-ci sera terrible…

En Bretagne, en Normandie, les maisons de pêcheurs sont souvent bâties le dos au rivage. Pour ces navigateurs contraints, le vent et les embruns sont des ennemis. Une fois à terre, ils ne veulent plus voir la mer. Pendant des millénaires, l'océan a fait peur, même dans ses moments de bonheur. Conrad, le conteur des souffrances marines, décrit cette scène dans le Miroir de la mer : au petit matin, quand une lumière rose s'étend comme une caresse sur l'océan, son navire, qui avance au gré d'un souffle rare, voit au loin un débris de coque surmontée d'un moignon de mât qui ondule. Soudain ce cri de la vigie : il y a des hommes à bord ! L'équipage se rue sur le pont, le capitaine braque ses jumelles et fait lancer le canot, les rameurs souquent de toutes leurs forces. L'épave flotte encore mais elle peut s'abîmer à tout instant. Entre les sauveteurs et la mort, une régate s'engage, tendue, angoissante : la mort a une longueur d'avance. Une demi-heure plus tard, le canot se range le long du navire en perdition dont n'émerge plus que le pont. Emaciés, hallucinés, accrochés à la dernière pompe qu'ils manœuvrent encore frénétiquement pour rester à flot, les naufragés tombent comme des paquets au pied des rameurs, détruits par la longue torture de la mer. Tandis que le canot s'éloigne, l'un d'entre eux tend son bras décharné vers l'horizon. Là-bas, une lame s'avance, lente et majestueuse. Quand elle arrive, elle engloutit l'épave qui dresse sa proue vers le ciel et plonge comme un pendu qu'on lâche, aspirée par le néant. Ainsi dans ce temps radieux de matin du monde, l'insatiable cruauté de l'océan était encore à l'œuvre.

Monstres des profondeurs

Les bateaux étaient fragiles, soumis aux lames et aux courants, avec leur quille courte, leurs voiles carrées qui interdisaient de remonter au vent, leurs vivres avariés après une semaine, leurs instruments hasardeux. La tempête, le brouillard, le froid, l’inconnu, les cartes incertaines, la position vite perdue faute de repère, tout était menace, tout était danger. A la pêche ou à la guerre, on vivait sur des bagnes flottants, prisonnier douze heures par jour de tâches harassantes. Qu’une tempête se lève et les navires dérivaient sans rémission, acculés à la côte, poussés sur les brisants, voyant les falaises battues par l’écume s’avancer vers eux comme un bourreau.

Dans les églises du Finistère ou du Cotentin, du Kent ou de Cornouailles, on gravait des noms au-dessus des autels : la longue liste des disparus en mer. Les premiers découvreurs croyaient dur comme fer qu'en passant l'équateur ils ne pourraient plus revenir, attirés vers le Sud par une force irrésistible. Souvent, comme Magellan ou La Pérouse, ils mouraient en route, attaqués par des peuples hostiles ou engloutis par la tempête. Les marins de Colomb voulurent faire demi-tour, désespérés au milieu de l'Atlantique. Il fallut toute l'énergie du capitaine pour garder le cap. Les navires de l'Invincible Armada furent vaincus non par la flotte anglaise mais drossés à la côte par les tempêtes de l'Irlande. Les pêcheurs de Terre-Neuve s'écorchaient la peau en relevant leurs filets et grelottaient sous les embruns d'une mer glaciale qui prenait chaque saison son tribut de noyés. Grand métier, grand danger. Et encore aujourd'hui, image d'un temps qu'on pensait révolu, la Méditerranée s'est changée en cercueil pour les errants. Ainsi l'océan inspirait, d'abord, la terreur. D'ailleurs la littérature et la mythologie le voyaient peuplé de divinités effrayantes, de monstres des profondeurs, le Léviathan cruel, les sirènes aux charmes fatals, Eole tyran capricieux, ou encore la pieuvre de Gilliatt dans les Travailleurs de la mer, le calmar géant de Vingt Mille Lieues sous les mers, la baleine blanche de Moby Dick. Ulysse, Jason, Achab, Sinbad, Nemo, tous des héros tragiques condamnés à affronter les pièges de l'immensité bleue.

Pourtant, peut-être à cause du danger, l'océan fascine. Baudelaire : «Homme libre, toujours tu chériras la mer !» Mallarmé : «La chair est triste hélas ! et j'ai lu tous les livres. / Fuir ! là-bas fuir ! […] Je partirai ! Steamer balançant ta mâture, / Lève l'ancre pour une exotique nature !» Rimbaud : «Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !» Hérédia : «Ou penchés à l'avant des blanches caravelles, / Ils regardaient monter en un ciel ignoré / Du fond de l'océan des étoiles nouvelles.»

Une étendue vide, sans obstacle aux rêves, bordée par l'horizon. Ce mystère rectiligne où se cachent tous les fantasmes et toutes les espérances. Derrière chaque vague, une aventure. Au loin, l'eau et le ciel qui se confondent. Le navire rentre au port : il vient de l'inconnu, ambassadeur du mystère. La mer apaise, attire, envoûte, comme un royaume de l'imaginaire. L'eau qui vient lécher les pieds sur la plage est celle qui baigne les pays lointains, les terres nouvelles, les aventures inouïes. L'océan sépare en apparence. En fait, il relie les civilisations. Dans la première course autour du monde, Bernard Moitessier, qui a plusieurs jours d'avance sur tous les autres, décide de refuser les honneurs des hommes pour pointer son étrave sur l'horizon. Il envoie ce message : «Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme.»

L'océan, aussi bien, a inculqué aux hommes la morale. Dans l'adversité, ils sont devenus solidaires. Sur toutes les côtes, les sauveteurs bénévoles sont prêts à mettre leur vie en jeu pour arracher celle des autres à l'océan. En mer, les règles d'assistance sont draconiennes. L'appel de détresse est un impératif catégorique : on se déroute dans la seconde, quel que soit le temps, quel que soit le risque, pour mettre le cap sur le navire en perdition. SOS : Save Our Souls («sauvez nos âmes»).

Lois de l’entraide

Dans le Vendée Globe de 1996, Pete Goss, navigateur solitaire, entend le «mayday» de Dinelli, son concurrent immédiat. Par un vent de force 9 devant lequel il fuyait, il vire de bord sans réfléchir et affronte de face la tempête pendant deux jours pour retrouver le radeau de survie de son rival perdu dans l'ouragan.

Depuis leurs cotres, les pirates qui ravagent les Antilles inventent malgré tout une société égalitaire où les capitaines sont élus, les marins traités à l'égal des maîtres, les butins justement partagés. Au XVIe siècle, l'amirauté anglaise crée une caisse de solidarité pour les marins, la première assurance collective de l'histoire. Et malheur à celui qui ignore les lois de l'entraide. Pour les déserteurs des naufrages, le code maritime prévoit des peines implacables. En 2012, le capitaine Schettino abandonne le Costa Concordia au milieu du naufrage devant l'île du Giglio. Il est condamné à seize ans de prison.

Au XIXe siècle, la vapeur, la science, la technique ont changé tout cela. A force d'inventions, les marins et les ingénieurs ont dompté l'océan. Les routes sont sûres, les navires vainqueurs, les marins en sécurité. Le plus clair du commerce mondial emprunte l'océan, sillonné de porte-conteneurs indestructibles et de cargos qui vont par trains placides sur des rails maritimes. A cause des sous-marins indétectables et irrésistibles, il n'y a plus de batailles navales. On régule la pêche, on explore les profondeurs abyssales, on bat les records de vitesse en mer, à la voile comme au moteur, on fait de l'électricité avec les marées et les éoliennes marines, on creuse le fond des mers pour en faire jaillir du pétrole, on navigue sous la banquise, on colonise l'estran - la zone que la marée couvre et découvre -pour produire des coquillages par tonnes, on recouvre le rêve par le commerce et l'industrie. La vogue des bains de mer, l'obsession des plages, la manie du soleil, les plaisirs organisés de la croisière de masse ont changé l'océan en jardin des loisirs. Oceanus nostrum

Mais justement : la fin du rêve débouche sur le cauchemar. Le progrès précieux aux hommes diffuse dans l’atmosphère un excès de carbone que l’océan ne parvient plus à absorber. Les eaux se réchauffent et deviennent acides, menaçant la flore et la faune sous-marines. Les marées noires souillent la surface, la surpêche décime le poisson, extermine les baleines, massacre même les requins qu’on pensait invincibles. Ultime injure, à côté des terres émergées naît un nouveau continent, dérisoire et monstrueux, le continent plastique, qui flotte, hideux : au milieu des eaux radieuses. Neptune est un dieu protecteur mais sa vengeance est terrible ; elle est à l’œuvre. La chaleur fait fondre la banquise, et ce ralliement apporte à l’océan un renfort redoutable. Attaquée de la terre, la mer ameute ses légions contre elle. Elle peut dérégler le Gulf Stream et détruire le climat tempéré d’Europe. Elle monte à l’assaut de l’agresseur, pénétrant les deltas, noyant les terres basses, redoublant la violence des ouragans et des inondations. La bataille ne fait que commencer. Avant qu’elle ne tourne à l’apocalypse, il est temps de traiter. Prométhée doit calmer ses ardeurs, maîtriser son ambition, réfréner son avidité, bref, inventer un modus vivendi avec Neptune. Alors, seulement, pourra se renouer le pacte de la mer et des hommes.