Menu
Libération
Internet

Sous le sable, la guerre des câbles

La folle demande de trafic internet, l’arrivée en force des Gafam et les bouleversements environnementaux ravivent la convoitise des câbles au fond des mers.
Installation d'un câble de fibre optique entre une plage du pays basque et la Virginie, soit 6 600 kilomètres sous l'océan. (Photo ANDER GILLENEA. AFP)
publié le 31 août 2018 à 12h29

Au fond des océans, une créature étend ses tentacules : Internet. Mails, selfies, vidéos de chatons circulent à travers la planète grâce à plus de 360 câbles qui relient les continents entre eux. Ils reposent sur le sable ou sont légèrement enterrés, jusqu’à 8 000 mètres sous les mers. En trente ans, 1,2 million de kilomètres de câbles de fibre optique ont été déroulés. De quoi faire trente fois le tour de la Terre. Aujourd’hui, ils charrient 99% du trafic intercontinental.

Professeur en sociologie et auteur de travaux sur le numérique Dominique Boullier parle d'un «nouveau système nerveux de la globalisation». Pas étonnant que les premiers câbles se soient déployés à travers l'Atlantique. «Leur tracé reflète les liens privilégiés entre l'Europe et l'Amérique du Nord, explique-t-il. Puis la bascule s'est faite vers l'Asie, avec le développement des câbles transpacifiques. L'Afrique a été le dernier continent à se connecter. Désormais, les demandes de transmission deviennent absolument énormes. Cela pousse les centres de décision – l'Europe, les Etats-Unis et l'Asie de l'Est (Japon, Corée…) – à renforcer leurs capacités.»

Enjeux géopolitiques

Dans cette logique, chaque pays a intérêt à multiplier les liaisons. En cas de coupure volontaire ou d'endommagement (chalutiers, séismes sous-marins ou encore de morsures de requins), un pays connecté par un seul câble se retrouverait coupé du réseau mondial. Les décisions politiques remodèlent aussi la distribution de câbles. Le Royaume-Uni pourrait ainsi perdre son statut de point d'entrée privilégié de l'Europe. Par peur que le pays n'instaure de nouvelles taxes une fois sorti de l'UE, l'opérateur indien Flag Telecom va enfouir sous le sable un câble ironiquement nommé Brexit 1. Il reliera la côte ouest des Etats-Unis au Vieux continent via Marseille, où il rejoindra d'autres câbles qui filent vers l'Asie.

Ajoutez à cela l'arrivée des géants du web. Jusqu'ici, les opérateurs télécoms montaient des consortiums pour se partager le financement et l'exploitation des câbles, dont la durée de vie approche les vingt-cinq ans. Désormais, il faut composer avec les puissants et richissimes Google, Facebook ou encore Microsoft. Les deux derniers se sont alliés pour déployer entre la Virginie et l'Espagne l'autoroute la plus rapide à ce jour : 160 téraoctets. L'équivalent de «71 millions de vidéos HD lues en streaming au même moment […] et de 16 millions de fois notre connexion à la maison»,selon Microsoft. Les Gafam peuvent ainsi faire passer leurs propres contenus dans leurs propres tuyaux. Comme dans le secteur de la finance, de gain de quelques mili secondes peut faire la différence. Le temps, c'est de l'argent. Quitte à négliger la sécurité informatique. «Plus les choses sont connectées, plus les occasions de fraude sont démultipliées. On dit souvent que les grandes oreilles 'écoutent les communication satellitaires', mais pour les services secrets il est plus intéressant de capter les communications aux points d'atterrissage des câbles sous marins. C'est d'ailleurs ce qu'a fait la NSA et le renseignement britannique en Cornouailles [ou la DGSE en France, ndlr]», relève Dominique Boullier.

Risque de noyade

Une autre menace pèse sur les câbles : le changement climatique. L’infrastructure d’Internet est particulièrement menacée sur la côte ouest des Etats-Unis à cause de la montée des eaux. Ce sont les conclusions d’une étude pionnière menée conjointement par les universités du Wisconsin et de l’Oregon, dont les résultats ont été publiés en juillet. Plus de 6 500 kilomètres de câbles de fibre optique et plus de 1 000 nœuds du réseau (notamment des espaces abritant des centres de stockage de données, des points d’entrées des câbles) américains pourraient être noyés dans les quinze prochaines années. Or les câbles enterrés le long des côtes ne sont pas aussi résistants à la corrosion que ceux qui relient les continents entre eux. De là à casser Internet ?