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Libération
Analyse

Paris toujours pas regardant sur la distribution de l'aide au développement

L’Agence du développement va verser plus d'argent aux pays en difficultés, mais le suivi des fonds versés à des régimes peu démocratiques, comme le Gabon d’Ali Bongo, pose problème.
Emmanuel Macron accueille Ali Bongo à l'Elysée, le 12 décembre 2017. (Photo Alain Jocard. AFP)
publié le 3 septembre 2018 à 18h39

A l'Agence française de développement (AFD) à Paris, c'est aussi la rentrée. Et quelle rentrée ! Placée sous le signe d'une «ambition nouvelle» pour la politique de développement de la France, dont l'AFD est depuis longtemps «l'opérateur pivot», comme l'a rappelé lundi son directeur général, Rémy Rioux. En ce début de semaine, il accueillait, pour la première fois au siège de l'agence à Paris un ministre des Affaires étrangères. En l'occurrence Jean-Yves Le Drian. Et en guise de rentrée c'était même un peu Noël avant l'heure. Pas forcément en raison de la présence inédite du chef de la diplomatie française, mais par la grâce de la cascade d'annonces faites à cette occasion : tout d'abord, la France augmentera bien son aide publique au développement, jusqu'à 0,55% du PIB d'ici 2022. Ce n'est pas vraiment un scoop. Cette hausse faisait déjà partie des engagements du candidat Macron. La voilà confirmée, après des années de baisse, «au moins un milliard d'euros en moins entre 2010 et 2016» évalue Le Drian. Lequel annonce dans la foulée que les dons vont augmenter, à hauteur d'un milliard supplémentaire dès 2019. Voilà qui est plus audacieux, la France ayant jusqu'à présent privilégié les prêts. L'Afrique devrait en recevoir la part du lion, puisque parmi dix-neuf pays, jugés «prioritaires», un seul, Haïti, n'est pas situé sur le continent. L'aide bilatérale sera également renforcée, ce qui marque également un changement de cap. Au final, il s'agit d'un véritable «changement de logiciel», plus efficace et mieux ciblé, explique Rémy Rioux.

Corrompus

Ce n'est pas la première fois que l'aide au développement française annonce sa révolution. Depuis 1998, date de la suppression du secrétariat d'Etat à la Coopération, bien des réformes ont été engagées. Sans forcément réussir à changer le fameux «logiciel». Celui qui gère notamment les relations de la France avec l'Afrique. «Ce qui est intéressant c'est la présence inédite de Le Drian alors que traditionnellement, l'AFD est sous la double tutelle concurrentielle du Quai d'Orsay et de Bercy, constate Antoine Glaser, spécialiste du continent et auteur de plusieurs ouvrages sur la France et l'Afrique (1). Pour le reste, la France est en réalité affaiblie en Afrique, et ces annonces interviennent au moment même où les chefs d'Etat africains se précipitent en Chine pour un sommet Chine-Afrique.» Mais au-delà, il y a aussi les mots qui fâchent. Interrogé par Libération sur la pertinence de poursuivre l'aide au développement accordée à des régimes africains corrompus ou dictatoriaux, le ministre des Affaires étrangères a eu cette réponse quelque peu byzantine : «Au nom du fait qu'un certain nombre de pays ne partagent pas nos valeurs, on n'a pas le droit de faire en sorte que les populations de ces régimes soient exclues de l'aide française.» Parmi ces pays, ou plutôt ces régimes, qui ne «partagent pas nos valeurs», il y a le Gabon. Un petit pays pétrolier paradoxalement misérable. Dirigé depuis cinquante ans par la même famille, les Bongo, dont les capacités prédatrices ont été largement disséquées dans un documentaire récent, diffusé mi-août sur France 2, le Clan Bongo, une affaire française. Sanction immédiate : le régime gabonais a privé la chaîne d'antenne sur place. Or, dans ce petit pays visiblement ruiné par ses dirigeants, l'AFD a déjà investi 800 millions d'euros entre 2010 et 2017. Sans en freiner l'inexorable effondrement.

«Leurre»

L'homme fort du pays aurait-il pu être débarqué lors de la dernière élection présidentielle d'août 2016 ? Grâce à une fraude clairement dénoncée par les observateurs de l'Union européenne sur place, ce scrutin qui s'est déroulé dans un climat de violences inédites n'a pas permis de déloger Ali Bongo, qui après avoir succédé à son père en 2009 s'accroche toujours au pouvoir. Le 1er décembre 2017, l'AFD accorde au Gabon un prêt triennal de 255 millions d'euros. Dont la dernière tranche en date, de 75 millions d'euros, a été délivrée le 11 juin. «C'est un leurre de faire croire que l'aide française bénéficie aux populations du Gabon. Où sont les 500 classes promises en mars 2016 ? A ce jour, on n'en a vu aucune. Le pays est dans un état désastreux. Suite aux arriérés de l'Etat, les entreprises mettent la clé sous la porte, même les boîtes françaises comme Bouygues Energies. Et seuls les militaires sont régulièrement payés», dénonce Alain Ogouliguendé, un citoyen gabonais installé en France. Il fait partie des plaignants qui, le 19 août, ont déposé une requête devant le tribunal administratif de Paris pour annuler la garantie de l'Etat français, accordée au dernier prêt de 75 millions. Une garantie, rappellent d'ailleurs les plaignants, qui permet surtout de s'assurer que les contribuables français «paieront la note en cas de défaillance de l'emprunteur», en l'occurrence l'Etat gabonais. Dans le «nouveau logiciel» de l'aide, il y a peut-être encore un problème d'algorithme.

(1) Prochain ouvrage à paraître le 5 septembre : Nos Chers Espions en Afrique, coécrit avec Thomas Hofnung.