«Une catastrophe colossale», selon Roy Cooper, le gouverneur de Caroline du Nord. Au moins 14 morts sont attribués par les autorités à Florence, ouragan devenu tempête tropicale qui se déplace lentement vers l'ouest et déverse des torrents de pluie dans les deux Carolines. Partout, les habitants se démènent tant bien que mal contre le fléau. Devant la maison des Robida, l'atmosphère contraste avec le reste du quartier de New River, à Jacksonville. Alors que la rue est déserte, devant leur pavillon s'affairent des enfants et des adultes, ils vident les gouttières et ramassent branchages et débris soufflés par Florence lors de son passage dévastateur vendredi.
Records de pluie
«On a eu beaucoup de chance, affirme Sherea Robida, 30 ans et employée d'un lycée de Jacksonville. Comme vous pouvez le voir, dans cette partie du quartier, on a presque l'impression d'être un jour pluvieux normal. Ce n'est pas la même histoire un peu plus bas…» Le quartier de New River, longé par le fleuve du même nom qui se jette quelques kilomètres plus loin dans l'océan Atlantique, connaît des inondations inédites. A certains endroits, on ne voit presque plus que des toits qui dépassent d'une eau grise. A d'autres, c'est une voiture au coffre ouvert, une boîte aux lettres ou un panneau qui peinent à surnager. Samedi soir, une partie des routes principales du sud-est de la Caroline du Nord était totalement inondée et coupée à la circulation. Le comté d'Onslow, qui englobe Jacksonville et ses 70 000 habitants, a connu des précipitations inédites et ininterrompues depuis le passage de Florence. Certaines zones ont enregistré des records historiques, avec plus de 76 cm de pluie tombés en vingt-quatre heures.
Sherea, son mari Rick et leurs quatre enfants ont pu rester jusqu'ici dans leur maison : ils n'ont jamais perdu l'électricité, contrairement à la majorité des habitants de Jacksonville. L'ouragan a tout de même arraché une partie de leur toiture. «On avait plus ou moins réussi à s'endormir, mais à un moment, j'ai entendu un énorme "bang", raconte Rick, qui travaille pour une entreprise de déménagement. Quand je suis arrivé dans la cuisine, le plafond était tombé, et le toit, envolé.» Ne reste que le ventilateur, au-dessus du réfrigérateur, accroché à quelques planches. Le pavillon est un fatras de jouets, de sacs de couchage et de vivres, autour desquels trotte leur chien husky. «J'habite ici depuis toujours, j'ai vécu des ouragans terribles, mais je n'avais jamais vu une catastrophe pareille, qui dure aussi longtemps, avec de telles inondations, reprend Sherea. Et ça va être de pire en pire, puisque les pluies ne s'arrêtent pas.»
Photo Justin Kase Conder.
«Alligators et mocassins d’eau»
En amont du fleuve New River, le quartier de Northwoods, particulièrement marqué par le passage de Florence et ses vents violents, a lui aussi les pieds dans l'eau. De nombreux arbres ont été déracinés, entraînant avec leur souche des tapis d'herbe verte, barrant les rues ou éventrant les toitures. Sur l'une d'elles, quatre personnes tentent de fixer une bâche, sous la pluie battante. «Notre voisin d'en face nous a dit que pendant le passage de l'ouragan, il voyait depuis sa fenêtre les tuiles de notre toit s'envoler une par une» , raconte Patricia en descendant de l'échelle. Avec sa compagne et deux voisins, ils tentent tant bien que mal d'empêcher l'eau de s'infiltrer dans la maison. «Ça coule de partout, même des prises électriques», soupire-t-elle. Des seaux sont disposés dans le salon pour récupérer les fuites. Pour l'instant, pas d'inondation à déplorer, même si l'eau du fleuve, qui continue de monter, l'inquiète. «Vous pouvez aller regarder, juste derrière la maison du voisin, mais faites attention : il y a des alligators et des mocassins d'eau», prévient-elle. Des serpents à la morsure potentiellement mortelle, nous informe Wikipedia, nous ôtant toute envie d'aller voir.
Même si elle n'a plus d'électricité depuis jeudi soir, Patricia n'a pas voulu quitter sa maison. «On ne savait pas quoi faire de nos chats, et puis on s'occupe de notre voisin, qui a fait une attaque récemment… Ici, c'est une communauté très soudée, on se serre les coudes, ça va aller» , rassure-t-elle, avant de grimper à nouveau sur l'échelle détrempée.
Nouilles
Jacksonville présente le même visage que d'autres villes du sud-est de la Caroline du Nord, ravagées par l'ouragan Florence : des rues parsemées de débris et de branches, d'arbres couchés sur les lignes électriques, de commerces fermés, et le manège des voitures qui errent désespérément pour trouver du carburant. Sur le parking d'un restaurant chinois s'étire une longue file d'attente de plusieurs dizaines de personnes. «Il paraît qu'ils donnent de la nourriture ici, je l'ai vu sur Facebook», explique une jeune femme en ciré jaune. En effet, sur les gazinières des cuisines du Mai Tai, des hommes font tourner nouilles, poulet, crevettes dans de grands woks, seulement éclairés à la lampe frontale, donnant aux lieux des allures de gargote hongkongaise.
Quand il est venu voir ce matin-là l'état de son restaurant, Tony Chow, propriétaire depuis trente-cinq ans, a aperçu les gens évacués avant l'ouragan et installés dans les motels alentours qui cherchaient quelque chose à manger. «Je me suis dit que je pouvais quand même faire quelque chose, raconte-t-il. Ces gens, je les connais depuis toujours. Et puis sinon, la nourriture allait finir par se perdre.» Amis et famille sont venus lui prêter main-forte. Le bouche à oreille et les réseaux sociaux ont fait le reste. En début d'après-midi, les sacs de nourriture sont distribués à la chaîne depuis l'arrière-cuisine. «Je n'ai pas trop le droit de faire ça», reconnaît Tony, un peu inquiet d'avoir des problèmes avec les autorités sanitaires locales.
«Les gens sont à cran»
L'ambiance est franchement plus hostile devant une station-essence du centre-ville. Les pompes y sont toujours à sec, mais la supérette a rouvert. Certains font la queue depuis parfois plus de deux heures, pour des paquets de chips, des barres de céréales ou des cigarettes. «Il a failli y avoir une bagarre, les gens s'accusent de se dépasser, raconte Tasha, qui a envoyé sa fille faire les courses et assisté à la scène depuis sa voiture. Les gens sont à cran et c'est assez compréhensible : pour la plupart, ils sont enfermés sans électricité, n'ont pas mangé un vrai repas chaud ni pris une douche depuis trois jours. Ici, c'est un coin assez pauvre et les gens se sentent abandonnés.»
Cette frustration a poussé certains à tenter de rentrer chez eux, faisant fi des avertissements des autorités locales. «Nous encourageons fortement les gens à ne pas circuler sur les routes, surtout ceux qui ont été évacués et qui résident dans des centres d'hébergement ou chez des proches, a insisté samedi le gouverneur, Roy Cooper. Ne rentrez pas encore chez vous. C'est dangereux. Les routes continuent d'être inondées, et les fleuves sont en crue.»
Flotte
Sur une rive du fleuve, un groupe d'hommes est en train de rabattre une flotte de petits bateaux pour les remorquer sur leurs gros pick-up. Ils viennent de Charleston, en Caroline du Sud, et sont membres de l'association Triton Rescue, «des gens ordinaires qui viennent secourir les personnes en détresse», précise tranquillement Joel Campbell, 28 ans, en dirigeant les opérations. Ce jour-là, ils ont secouru deux personnes piégées dans leur voiture par une crue soudaine et ont apporté de l'eau a des familles dont les maisons sont inondées au rez-de-chaussée. «Ils sont calfeutrés au deuxième étage, mais ils ne veulent pas être évacués et quitter leur maison. Que voulez-vous, on ne va pas les forcer, lance ce jeune employé de la marine marchande. On rencontre beaucoup de gens qui pensent que puisque l'ouragan est passé, tout est terminé. Qu'ils peuvent circuler normalement et rentrer chez eux. C'est faux : tant qu'il y aura de la pluie, l'eau continuera à monter. C'est maintenant que ça devient vraiment dangereux.»
Photos Justin Kase Conder pour Libération