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Libération
L'année 68

En Egypte, Ramsès II sauvé des eaux

A Nil autre pareildossier
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Quand le président Nasser décide de construire un grand barrage à Assouan qui engloutira deux temples antiques, une mobilisation internationale permet de préserver les monuments, déplacés lors d’une opération pharaonique et inédite.
Chantier de déplacement du temple d’Abou Simbel, en Nubie (Egypte), en septembre 1968. (Photo Keystone France.)
publié le 21 septembre 2018 à 18h26

Le 22 septembre 1968, sous le soleil de plomb d'Assouan, René Maheu, directeur général de l'Unesco, adresse une envolée lyrique à Ramsès II en le tutoyant : «Nous avons pieusement dressé ta gigantesque majesté et recomposé la suave beauté de ta reine avec l'escorte hiératique des divinités tutélaires… Grâce aux efforts de tous, te voici sauf, prêt à reprendre, intact, sur la barque d'Amon, ton voyage au long des siècles vers le soleil levant de chaque lendemain.» Le diplomate français inaugurait ce jour-là la fin des travaux de reconstitution des deux temples d'Abou Simbel dans leur nouvel emplacement. Un chantier aussi pharaonique que l'ouvrage colossal du XIIIe siècle avant J.C., et un acte fondateur pour la sauvegarde du patrimoine culturel mondial.

A l’origine de cette entreprise est la décision, en 1955, de Gamal Abdel-Nasser de faire construire le haut barrage d’Assouan. Le défi est à la fois économique et géopolitique pour le nouveau président égyptien qui, après un refus de Washington, s’est adressé à l’Union soviétique pour financer la construction de l’ouvrage, inaugurant une alliance avec la grande puissance rivale des Etats-Unis au Moyen-Orient.

Un miracle

D’une importance vitale pour la production hydroélectrique et pour l’agriculture de l’Egypte dont le désert représente environ 90 % de la superficie, ce barrage, qui permet de réguler le cours du Nil, est l’un des plus grands au monde. Sa construction implique la formation d’un lac artificiel de 5 000 kilomètres carrés, le lac Nasser, sur la zone où se trouvent d’innombrables trésors historiques dont les temples d’Abou Simbel et de Philæ qui seraient engloutis.

A l'initiative d'éminents égyptologues, dont Christiane Desroches Noblecourt, l'Unesco, alors jeune organisation internationale, est appelée à la rescousse. Une campagne de sauvegarde internationale pour empêcher que l'ouvrage ne soit inondé par les eaux du lac est lancée. «A cette époque, de nombreuses personnes pensaient qu'il fallait choisir entre culture et développement, entre des récoltes florissantes et la conservation des traces d'un passé glorieux. L'Unesco a démontré que l'on pouvait avoir les deux», rappelle la documentation officielle de l'organisation. Celle-ci mobilise une aide internationale, scientifique et technique de grande envergure afin de déplacer «les monuments de Nubie», selon l'appellation de l'organisation, dont le colossal Abou Simbel. Le plus grand des deux temples creusés dans la roche figure les quatre statues géantes des dieux Ptah, Amon, Râ et Ramsès II d'une hauteur de plus de vingt mètres. Le plus petit est dédié à la déesse Hathor, personnifiée par Nefertari, l'épouse préférée de Ramsès.

Ce qui est probablement le plus grand déménagement de l’histoire consiste à transporter les monuments gigantesques à quelques centaines de mètres plus loin et 65 mètres plus haut que leur emplacement d’origine vers la rive gauche du lac Nasser. Les deux temples creusés dans la roche sont découpés au fil hélicoïdal (en forme d’hélice) en plus d’un millier de blocs de pierre. Des fragments de 20 à 30 tonnes sont transportés à l’aide de grues, de camions et de derricks d’une portée de 40 mètres. Les morceaux de temples sont assemblés et reconstitués comme des puzzles géants sur leur nouvel emplacement. Les monuments sont adossés à une colline artificielle, qui est en réalité une gigantesque voûte en béton armé au-dessus du site primitif, dissimulée par les tronçons provenant de tout autour du relief naturel original.

Le perfectionnisme dans la reconstitution est poussé jusqu’à ce qui était considéré comme un miracle à l’époque pharaonique. Deux fois par an, vers le 20 février et le 20 octobre, le soleil se lève à l’horizon dans l’axe même du temple et, grâce à l’ingéniosité des constructeurs, ses rayons pénètrent jusqu’au fond du sanctuaire et éclaire les figures de trois des gardiens de la barque. Celle de Ptah, gardien des ténèbres, à gauche, demeure dans l’obscurité. Lors du déplacement des temples, on a fait des calculs pour que le phénomène perdure au nouvel emplacement.

Conséquences humaines

Lancé en 1964, le gigantesque chantier international réunit des centaines d’experts, archéologues, ingénieurs, ouvriers et administrateurs de toutes nationalités. Une partie d’entre eux s’installent avec leur famille sur le site en plein désert, à 300 kilomètres d’Assouan, qui n’était accessible que par le fleuve ou en avion. L’essentiel du travail se fait en trois ans, permettant l’inauguration des temples déplacés en 1968. Dans le même temps se poursuivent les travaux du grand barrage d’Assouan, inauguré en 1971. Le coût de l’opération s’élève à plus de 40 millions de dollars à l’époque (l’équivalent de 300 millions aujourd’hui).

L’exploit du sauvetage des temples d’Abou Simbel continue d’être célébré aujourd’hui par les Egyptiens, d’autant qu’il est devenu le monument le plus visité du pays, même si ces dernières années, les touristes se font plus rares. Il a constitué surtout un point de départ historique pour la vocation même de l’Unesco. L’opération a en effet été l’occasion de la première mobilisation internationale pour la sauvegarde du patrimoine culturel. Elle est à l’origine de la Convention du patrimoine mondial de l’Unesco puis de sa célèbre liste des sites classés, élargie par la suite au patrimoine naturel. Plus d’un millier de sites à travers le monde sont aujourd’hui inscrits sur la liste de l’organisation.

Après l’enthousiasme unanime à l’époque pour la gigantesque relocalisation du trésor pharaonique, les critiques se sont développées, notamment à propos de l’approche exclusivement patrimoniale de l’opération. Les conséquences humaines de la construction du barrage d’Assouan ont été totalement négligées par l’Unesco comme par les autorités égyptiennes. Plus de 50 000 des habitants nubiens de la région ont dû être déplacés à cause du lac Nasser, qui s’étend sur 500 kilomètres de long entre l’Egypte et le Soudan, abandonnant leurs terres et leurs habitations. Leur relogement et leur avenir n’ont pas été pris en compte.

En outre, bien d’autres vestiges archéologiques moins imposants qu’Abou Simbel sont encore engloutis sous le lac. Mais les controverses se sont multipliées moins à propos du transfert des temples que de la construction même du barrage d’Assouan, comme pour d’autres barrages à travers le monde. La prise de conscience est tardive, mais les conséquences pour l’environnement commencent à être mesurées.

Dans le cas d’Assouan, le barrage empêche certes les crues, mais il bloque aussi le passage du limon, qui demeure au fond du lac Nasser et ne joue plus son rôle de filtre, laissant pénétrer l’eau salée plus loin à l’intérieur des terres au niveau du delta du Nil. En outre, des engrais chimiques sont utilisés à la place du limon pour maintenir la productivité des sols, faisant de la production agricole égyptienne l’une des plus gorgées de produits chimiques. Sans oublier la pollution des industries qui se sont installées autour du grand barrage hydroélectrique.

Très grandes tensions

Les leçons humaines, écologiques et archéologiques de la construction du haut barrage d'Assouan ne semblent pas avoir été tirées, même au XXIe siècle. L'édification récente de deux autres grands barrages sur le Nil au sud de l'Egypte a relancé les controverses. La construction de celui de Meroé au Soudan, entre 2004 et 2009, le deuxième plus grand barrage hydroélectrique après Assouan, a causé le déplacement d'environ 70 000 habitants. Certains de ces agriculteurs de la fertile vallée du Nil ont reçu des compensations financières et des terres de la taille de leurs anciennes possessions. Mais la majorité d'entre eux ont préféré rester sur les rives du lac qui s'est formé au pied du barrage, se reconvertissant en pêcheurs. Quant au tout nouveau barrage de la Renaissance en Ethiopie, sur le point d'être inauguré, il pose des problèmes géopolitiques régionaux encore plus importants. Il détrône le barrage d'Assouan comme le plus grand d'Afrique avec sa taille et sa puissance électrique trois fois supérieure. Sa construction a provoqué de très grandes tensions diplomatiques avec l'Egypte qui craignait notamment que le débit du Nil ne ralentisse.

Avant qu’un accord ne soit signé en 2015, Le Caire avait brandi, outre les conséquences économiques, les menaces que le barrage de la Renaissance ferait peser sur le patrimoine culturel et naturel. Une étude produite par un archéologue égyptien avait pointé les risques pour les sites inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco dans le bassin du Nil. Sans résultat. Finalement, un transfert comme celui d’Abou Simbel n’aura eu lieu qu’une fois.