De mémoire récente, rarement une audition au Congrès américain n’avait suscité un tel intérêt. Ce jeudi, le juge Brett Kavanaugh, 53 ans, choisi par Donald Trump pour siéger à la Cour suprême, et l’universitaire Christine Blasey Ford, 51 ans, qui l’accuse d’agression sexuelle lorsqu’ils étaient adolescents, vont être entendus par le Comité judiciaire du Sénat. Des dizaines de millions d’Américains pourraient regarder en direct ces auditions.
Imprévu
Lorsqu’il a choisi, le 9 juillet, Brett Kavanaugh pour remplacer le juge Kennedy, démissionnaire, Donald Trump s’attendait à la vive opposition des démocrates, inquiets du profil ultraconservateur de son nominé. Il savait aussi que l’étroite majorité républicaine à la Chambre haute (51 sièges à 49) ne permettrait quasiment aucune défection dans son camp. Ce que le Président n’avait pas prévu, en revanche, c’était des accusations d’abus sexuels visant Brett Kavanaugh, magistrat brillant recommandé par la Federalist Society, organisation ultraconservatrice qui conseille les présidents républicains en matière de nominations judiciaires.
Le 14 septembre, le New Yorker a révélé l'existence d'une lettre transmise au cours de l'été à des élus démocrates par une femme assurant avoir été agressée sexuellement par Brett Kavanaugh. Deux jours plus tard, alors que son identité menaçait d'être dévoilée, Christine Blasey Ford, professeure de psychologie à l'université de Palo Alto, s'est longuement confiée au Washington Post pour livrer sa version des faits.
Ils remontent, dit-elle, au début des années 80. Sans doute à l'été 1982. Elle a alors 15 ans, Brett Kavanaugh 17. Elle décrit une soirée alcoolisée entre adolescents de bonne famille dans une maison cossue du Maryland. Et se souvient que Kavanaugh, éméché, l'aurait jetée et plaquée sur le lit, aurait essayé de lui arracher ses vêtements et lui aurait mis la main sur la bouche pour l'empêcher de crier. Le tout sous le regard d'un de ses amis. «J'ai cru qu'il allait me tuer sans faire exprès», se souvient-elle.
Trente-six ans plus tard, l'universitaire a décidé de s'exprimer publiquement, disant se sentir «obligée, en tant que citoyenne, de ne pas rester silencieuse». Les soutiens de Kavanaugh dénoncent une décision politique visant uniquement à faire dérailler la candidature du juge. «Elle a décidé de parler parce qu'elle croit que ces faits devraient disqualifier Brett Kavanaugh, analyse de son côté Leigh Gilmore, spécialiste du féminisme au prestigieux Wellesley College. Elle a fait un choix de citoyenne. Ce n'est pas elle qui a créé le contexte politique qui entoure la Cour suprême.»
Anonymat
Après d'intenses tractations entre ses avocats et les responsables du Comité judiciaire du Sénat, Christine Blasey Ford, victime de menaces depuis les révélations, a accepté de témoigner. Elle prononcera d'abord une déclaration face au panel de 21 sénateurs (11 républicains, 10 démocrates), puis chacun disposera de cinq minutes pour l'interroger. Le juge Kavanaugh, qui nie catégoriquement les faits, sera auditionné dans la foulée. Les questions pourraient aussi porter sur les accusations de deux autres femmes. Lundi, Deborah Ramirez racontait au New Yorker avoir, elle aussi, été molestée par Kavanaugh lorsqu'ils étudiaient le droit à Yale dans les années 80. Mercredi, Julie Swetnick sortait à son tour de l'anonymat, accusant le juge d'avoir été présent lors d'un viol collectif dans sa jeunesse.
L’audition de jeudi rappelle celle, en 1991, d’Anita Hill, qui accusait de harcèlement sexuel Clarence Thomas, également candidat à la Cour suprême. L’interrogatoire avait tourné au fiasco, plusieurs élus républicains manquant de respect à la victime présumée. Le juge Thomas avait finalement été confirmé.
En pleine vague #MeToo et à six semaines d’élections de mi-mandat à haut risque, malmener Christine Blasey Ford pourrait coûter cher aux sénateurs en termes d’image. Pour éviter tout faux pas, les élus républicains du Comité ont décidé de recruter une procureure spécialisée dans les crimes sexuels pour interroger à leur place la victime présumée. Un abandon rarissime de leurs prérogatives qui illustre les craintes entourant cette affaire.
Enjeu politique
Car l'enjeu politique est colossal. Les républicains veulent à tout prix confirmer Kavanaugh avant les midterms, au cas où ils perdraient leur courte majorité au Sénat. Les démocrates, eux, cherchent à ralentir ou à torpiller sa candidature, tout en mobilisant l'électorat féminin pour les législatives.
Soutenu par Donald Trump, le leader du Sénat a fait part de sa volonté de faire confirmer Brett Kavanaugh dans un délai rapide. Il lui faudra pour cela convaincre les quelques indécis de son camp, dont les sénatrices Collins et Murkowski, qui attendent l’audition de ce jeudi pour se prononcer.
Les républicains ayant refusé que d'autres témoins ou des experts du traumatisme soient auditionnés, les interrogatoires risquent de tourner à un jeu de «parole contre parole». «Dans ce cas, le bénéfice du doute bénéficie toujours à la personne qui a le plus de pouvoir», déplore Leigh Gilmore. Qui estime que la confirmation du juge Kavanaugh à la Cour suprême, recours ultime sur des sujets sensibles comme l'avortement, serait «une insulte envoyée aux femmes».