Que va dire Mahmoud Abbas ? Ou plutôt, que peut-il dire, que peut-il encore faire ? Ce jeudi, c’est un président de l’Autorité palestinienne plus fragilisé que jamais qui va s’avancer à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies. Un raïs octogénaire, humilié par l’administration Trump, méprisé par les Israéliens et désormais quasi renié par son peuple. Vingt-cinq ans après les images aujourd’hui surréalistes de la ratification des accords d’Oslo (Rabin et Arafat se serrant la main, Clinton figeant l’embrassade historique), Abbas, l’un des architectes des traités et peut-être le plus convaincu des signataires, est l’incarnation de la faillite du processus de paix. Ledit processus étant qualifié de moribond depuis si longtemps que Abbas, au pouvoir depuis quatorze ans alors qu’il n’avait été élu que pour quatre ans, apparaît comme un dirigeant zombie à la tête d’une Autorité palestinienne volontiers taxée de fantoche par les Palestiniens.
Emmuré politiquement, Abbas est enterré vivant par ses critiques, au point que la plupart des articles qui lui sont consacrés tiennent aujourd'hui plus de la nécrologie que de l'analyse géopolitique. C'est dans ce contexte crépusculaire que l'entourage d'Abou Mazen (son kunya, surnom traditionnel), a fait entendre la petite musique suivante ces derniers jours : en prenant le monde à témoin à New York, le Président va peut-être enfin envoyer valser la table, cette fameuse table des négociations dont Donald Trump n'a de cesse de retirer les points les plus épineux (statut de Jérusalem, retour des réfugiés palestiniens…) au seul profit d'Israël. A son tour de prononcer la mort d'Oslo et de la solution à deux Etats ! Voire décider de rompre toute coopération sécuritaire avec Tel-Aviv et Washington ! Et pourquoi pas annoncer la dissolution de l'Autorité palestinienne, soit «rendre les clés à Israël» et les laisser assumer l'occupation de la Cisjordanie seuls, comme l'a suggéré Saeb Erekat, l'indéboulonnable négociateur en chef de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) dans un entretien à Al-Monitor. Ce n'est pourtant pas le genre de Abbas. Ses discours, monotones et méandreux, consistent généralement en une accumulation de griefs à l'égard d'Israël, pauvres en initiatives concrètes. Le temps du flamboyant Yasser Arafat s'adressant au monde avec son rameau d'olivier et sa mitraillette invisibles dans chaque main est un lointain souvenir.
Déchéance
Concernant la teneur du discours devant l'ONU et d'éventuelles mesures, Nabil Shaath, ex-Premier ministre et conseiller du Président, reste vague : «Face à la guerre économique et politique que nous mènent les Américains, tout est possible. Du moins, tout ce qui est non-violent a été examiné», tempère-t-il auprès de Libération. La dissolution de la sulta (l'Autorité, en arabe) ? «La chance que nous en arrivions là est très faible», concède-t-il. Rencontré à Ramallah, un ancien compagnon de route dénonce par avance le «bluff» du premier cercle de Abbas. Il y a pourtant urgence. Le standing politique de l'OLP, «seul représentant légitime» des Palestiniens, s'est dramatiquement dégradé en un an. Une déchéance symbolisée par la fermeture du bureau de l'OLP à Washington mi-septembre, simili-ambassade ouverte depuis 1994, et la brusquerie avec laquelle la famille d'Husam Zomlot, locataire des lieux et proche de Abbas, a été expulsé des Etats-Unis.
Dans la foulée de sa reconnaissance de Jérusalem comme capitale d'Israël fin 2017, Donald Trump n'a cessé de durcir sa position. Officiellement pour forcer Abbas à revenir à cette fameuse «table des négociations». Depuis le déménagement de l'ambassade américaine, le raïs a coupé tout contact avec les émissaires de Donald Trump (son gendre Jared Kushner et l'avocat Jason Greenblatt) pendant que l'ambassadeur américain en Israël, David Friedman, affichait son soutien aux colons en Cisjordanie. En un an, les Américains, «honnêtes courtiers» autoproclamés depuis Oslo, ont stoppé la quasi-intégralité de leurs versements aux Palestiniens et à l'UNRWA, l'agence onusienne dédiée aux réfugiés palestiniens, et avaient même renoncé à évoquer la solution à deux Etats (sur ce point, contre toute attente, Donald Trump est revenu mercredi : «C'est ce qui marche le mieux», a-t-il déclaré). La fin de l'orthodoxie internationale sur les termes du conflit, au profit d'une perspective ultrapartisane, portée férocement par Nikki Haley, l'ambassadrice américaine à l'ONU, «encore plus pro-israélienne que les Israéliens» d'après Erekat.
«En traître»
Face au bulldozer américain, que peut réellement Abbas, au-delà des appels au boycott et des plaintes à la Cour pénale internationale, contre qui Trump, sous l'influence du faucon John Bolton, a décidé de partir en guerre ? Une chose : rompre la coopération sécuritaire de ses services avec les Israéliens et la CIA. Le financement américain du renseignement palestinien est d'ailleurs le seul à être resté intact, et les contacts entre agents américains et mukhabarat palestiniens n'ont jamais cessé. La suspension de cette lutte conjointe contre le terrorisme inquiète au plus haut point les renseignements israéliens. Néanmoins, les dignitaires de la sulta, impopulaire et perçue comme corrompue, savent ce qu'une telle décision entraînerait pour leurs intérêts, Abou Mazen utilisant volontiers les mukhabarat à des fins politiques (mise sur écoute de rivaux, arrestations d'activistes anti-Fatah, le parti présidentiel), avec l'aide de la CIA. De quoi y réfléchir à deux fois.
L'autre inconnue dans l'équation est la santé du président de 83 ans et son rapport à la postérité. Les rumeurs le disent souffrant de problèmes cardiaques, d'audition et même d'un début de sénilité. En mars, plusieurs médias rapportaient qu'il aurait juré à ses proches qu'il ne mourrait pas «en traître». Laissant à chacun le soin d'en déduire la signification : ne pas céder à Trump, ou refuser tout accord de paix jusqu'à la fin de ses jours ? Fin mai, lors d'une énième hospitalisation, la fébrilité était telle qu'il avait tenu à réapparaître à minuit à la télévision. En peignoir et sur son lit d'hôpital, pour faire taire les annonces prématurées de son décès et éteindre l'éventuel chaos qui en découlerait ; Abbas n'ayant pas désigné de successeur et les institutions palestiniennes, paralysées par la division avec le mouvement islamiste du Hamas depuis dix ans, ne donnant aucun gage de stabilité en cas de vacance du pouvoir.
Malgré tout, Abbas semble décidé à survivre à l'administration Trump. En amont de sa venue à New York, il a tenté de relancer une approche multilatérale, impliquant le Quartet et les pays arabes, notamment auprès d'Emmanuel Macron lors de son passage à Paris. Lequel a fustigé mardi l'approche «unilatérale» trumpiste devant le parterre de chefs d'Etat réunis à Manhattan, tout en se disant prêt «à sortir des dogmes, des positions historiques, à prendre des initiatives nouvelles». Sans plus de précision.
En off, un haut responsable palestinien se plaignait récemment de la tiédeur caractérisant l'approche du président français. Mercredi, Mahmoud Abbas a convié les diplomates d'une quarantaine de pays à un meeting en marge de l'Assemblée générale pour établir une stratégie contre le «deal du siècle» concocté par les émissaires américains, et qui devrait être dévoilé, selon les dires du président américain, d'ici «deux, trois ou quatre mois». «De toute façon, nous n'avons que faire de son plan, tonne Nabil Shaath. C'est une recette pour le contrôle du Moyen-Orient, pas un accord de paix que Trump cherche.»
Fantôme
Accusé de refuser le dialogue avec les Israéliens, Abbas s'est dit favorable à des discussions officielles ou officieuses, multipliant les signaux. A Paris, il a rencontré l'ex-Premier ministre israélien Ehud Olmert, qui a prévenu Israéliens et Américains que Abbas était «le seul dirigeant palestinien capable de faire la paix». A New York, il s'est affiché au côté de Tzipi Livni, cheffe de l'opposition à Benyamin Nétanyahou à la Knesset. Début septembre, lors d'une réception d'une délégation israélienne de La Paix maintenant à Ramallah, il a égréné les ouvertures. Il a évoqué l'hypothèse d'une confédération tripartite avec la Jordanie et Israël et dit comprendre la problématique du retour massif des réfugiés palestiniens en Israël, ajoutant ne pas souhaiter «détruire le caractère [juif]» de l'Etat hébreu. «Des déclarations étonnantes, presque sionistes», raconte à Libération une membre de la délégation, qui ne l'a pas trouvé «aussi affaibli qu'on le dit».
Reste le point le plus douloureux, voire insoluble : Gaza. Alors que le Hamas, sous l'égide du Caire et de l'ONU, semblait prêt à négocier fin août une tahdiya («trêve de longue durée») avec Israël après des mois de tensions redoublées (les rassemblements et violences de la «Marche du retour», qui ont fait 182 morts côté palestinien et une victime côté israélien), Abbas a fait dérailler le processus. Alors qu'il cherche à reprendre la main sur l'enclave sous blocus, sous la férule du Hamas depuis une décennie, tout accord passé au-dessus de sa tête aurait acté son impuissance, mais aussi un séparatisme gazaoui légitimant le mouvement islamiste.
Ironie tragique : pour prouver qu’il existe aux yeux de la communauté internationale, le seul levier de Abbas est de sanctionner son propre peuple. En Cisjordanie, où la liberté d’expression régresse. A Gaza, qu’il prive d’électricité et dont il a gelé les salaires des fonctionnaires. Opposée à ces mesures, une écrasante majorité des Palestiniens souhaite son départ. A la veille de son allocution, le conseil législatif de Gaza - Parlement fantôme, contrôlé par le Hamas et issu des dernières élections palestiniennes, il y a plus de dix ans - a décrété «la fin de la légitimité du Président», proclamant que «celui qui nous punit ne peut nous représenter». Président sans pays, Abbas sera bientôt sans peuple.