«Loj» – le mensonge. En plein jour, à visage découvert, sans sourciller, c’est ainsi qu’il se pratique au Kremlin. L’affaire Skripal lui a donné un nouveau terrain et des occasions de déclinaison aussi inédites qu’embarrassantes.
Le site d'investigation Bellingcat a établi récemment l'identité de l'un des deux empoisonneurs de Salisbury. «Rouslan Bochirov» ne serait autre que le colonel Anatoli Tchepiga, un officier du renseignement militaire russe, qui a servi en Tchétchénie et dans le Donbass, si bien qu'il a même été adoubé «héros de la Fédération de Russie», la plus haute distinction qui soit, par le président Vladimir Poutine en personne.
Or, le même Vladimir Poutine avait déclaré avec nonchalance une semaine plus tôt que les deux hommes accusés par Londres d'avoir empoisonné l'ex-espion et sa fille étaient de «simples citoyens». D'ailleurs, ils n'ont tellement rien à cacher qu'ils n'ont qu'à passer à la télé, avait ajouté Poutine, n'hésitant pas à envoyer ses hommes au pilori médiatique. S'en est suivie la douloureuse interview sur la chaîne RT, durant laquelle deux individus clairement hors-sol ont maladroitement étalé une légende floue sur un séjour touristique de deux amis férus de fitness, dans le but d'admirer la flèche d'une cathédrale, tout en essayant de ne pas succomber à la terrible météo de la campagne anglaise, en partageant la même chambre parce que c'est plus convivial. Deux hommes d'affaires, «amis», en vacances, injustement accusés par Londres. Voilà la seule parade officielle de Moscou face à l'avalanche de détails qui continue de déferler.
Salades
Interrogé vendredi sur le fait que le touriste Rouslan Bochirov a la même tête que l'agent du GRU Anatoli Tchepiga, l'éternellement goguenard porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, n'a pas perdu ses moyens. «Toutes ces considérations, qui ressemble à qui, etc., vous savez, sur la place Rouge, il y a dix Staline et quinze Lénine, et tous sont extrêmement ressemblants avec l'original», a-t-il tranché, en faisant référence aux sosies des personnages historiques qui pratiquent des prix prohibitifs de selfies avec les vrais touristes dans le centre de Moscou.
Le Kremlin ricane et chine, crie au mensonge et à la désinformation à chaque nouvel élément qui vient nourrir la saga Skripal, et propose comme «version vraie» une histoire sans queue ni tête à laquelle personne ne croit, y compris parmi les chantres de la ligne officielle. Comme le souligne le chroniqueur politique Oleg Kashine, on peut ne pas accorder de foi aux révélations de Bellingcat ou aux arguments de Londres. En revanche, il est impossible de gober les salades des touristes Bochirov et Petrov. Or, désormais, le patriote, le citoyen loyal au pouvoir, en plus de célébrer la grandeur de la Russie et de vénérer son leader, doit aussi adhérer à cet indubitable mensonge.