Rached Ghannouchi : le sphinx
Il est le principal gagnant de la nouvelle configuration politique. Sans avoir eu à s’exposer, son parti, Ennahdha, est passé du statut d’allié pestiféré mais indispensable à celui de formation centrale qui décide avec qui elle veut gouverner. Il est loin le temps des sarcasmes quand, au lendemain du 10
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congrès d’Ennahdha, en mai 2016, on raillait l’expression «musulman-démocrate» que Rached Ghannouchi tentait d’imposer pour qualifier sa formation politique en lieu et place du mot «islamiste». Fini aussi le temps des moqueries sur le port de la cravate, débarquée dans son vestiaire personnel un soir d’août 2017 lors d’une émission télévisée, pour faire plus occidentalo-compatible.
L'ancien prisonnier condamné pour terrorisme sous Bourguiba impose sa ligne de «consensus large de longue durée». Après le discours du président de la République officialisant la fin de l'alliance entre Nidaa Tounes et Ennahdha, Ghannouchi n'a pas voulu prendre le contrôle du gouvernement, bien qu'il dispose du groupe le plus important à l'Assemblée. Il se refuse à risquer une seconde «troïka», la période de 2011 à 2014 marquée par la montée du fondamentalisme et les assassinats politiques alors qu'Ennahdha était au pouvoir. Le militant, formé dans la clandestinité, préfère la soviétique «tactique du salami» - diviser pour mieux régner - en soutenant la Coalition nationale, bloc parlementaire formé autour du Premier ministre, Youssef Chahed, qui cherche à s'émanciper de son ancien parti, Nidaa Tounes. «La Tunisie est encore dans une phase de transition démocratique, détaille un proche du cheikh. Aucun parti ne peut gouverner seul. Pendant encore cinq ou dix ans, nous devrons passer par des alliances.» Des alliances où Ennahdha n'aurait pas à s'exposer plus que nécessaire.
Selon son entourage, Ghannouchi n'aurait pas le désir de se présenter à la présidentielle. Plus encore - sauf situation politique exceptionnelle -, il ne souhaite pas qu'Ennahdha propose de candidat. Pour s'en assurer, il a fait inscrire dans les statuts du parti que le président, c'est-à-dire lui, soit le candidat préférentiel le cas échéant, évitant ainsi toute concurrence inopportune. «Il y a toujours eu un courant très religieux et un autre plus modéré au sein d'Ennahdha, explique Hatem M'rad, président de l'Association tunisienne d'études politiques. Par son charisme, Rached Ghannouchi réussit à maintenir l'unité. Mais, à son départ, le parti pourrait se diviser.» D'où la nécessité de faire sien le credo mitterrandien : «Laisser du temps au temps.»
Béji Caïd Essebsi : le roi au crépuscule
A bientôt 92 ans, le plus vieux chef d’Etat élu au monde n’a plus de temps à perdre. Alors que l’élection présidentielle prévue fin 2019 devrait mettre fin à sa longue carrière politique – même s’il n’a pas exclu de se représenter –, Béji Caïd Essebsi veut
«partir par la grande porte, laisser une trace dans l’histoire»,
explique-t-on dans son entourage. Sauf qu’à l’heure actuelle, le compte n’y est pas. Son héritage politique est au point mort : Nidaa Tounes, le parti qu’il a créé et qui l’a mené à la victoire présidentielle de 2014, est réduit à peau de chagrin,
«en bonne partie à cause du manque de leardership de son fils, Hafedh Caïd Essebsi, dont l’élection contestée à la tête de Nidaa Tounes en 2016 a été très mal perçue par les cadres, qui ont pour la plupart démissionné»,
explique Chokri Bahria, analyste au sein du think tank Joussour.
Le parti présidentiel est relégué au rang de troisième groupe parlementaire et s’apprête peut-être à vivre le reste de la législature dans l’opposition. Une déliquescence due à l’un de ses rares mauvais calculs politiques : l’ancien ministre de Bourguiba était persuadé que, in fine, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, se soumettrait à la volonté de son fils de le voir quitter son poste. Or le Premier ministre a tenu bon.
Sur le plan des réformes, sa mandature, marquée par de sanglants attentats terroristes, est mitigée. Sa main tendue à Ennahdha, au lendemain de son élection, a été vécue comme une trahison par le courant moderniste, mais a été saluée comme le début de la pacification politique par d’autres. Dans un contexte de grave crise financière, «BCE», ainsi qu’il est surnommé, a poussé une loi de réconciliation économique assimilée à une amnistie des responsables de l’ancien régime par la société civile.
Alors que la fenêtre d'action se rétrécit, le Président a encore quelques atouts à faire valoir, notamment son projet de loi pour l'égalité entre hommes et femmes devant l'héritage. Une avancée sociétale que son mentor, Habib Bourguiba, n'avait pas osée en son temps. «Ce texte est de nature à rompre l'alliance entre Ennahdha et la Coalition nationale [le groupe parlementaire derrière Youssef Chahed, ndlr] et même à révéler les dissensions idéologiques au sein même de ce dernier», analyse Chokri Bahria. Une bombe à fragmentation qui pourrait cependant lui exploser dans les mains si l'ambitieux projet de loi était rejeté. La place de Béji Caïd Essebsi dans les livres d'histoire pourrait finalement dépendre d'une Assemblée qu'il ne contrôle plus.
Youssef Chahed : le jeune affranchi
Depuis que ce quasi-inconnu a été nommé à la tête du gouvernement, à l’été 2016, la presse le dit régulièrement
«sur la sellette»,
«assis sur un siège éjectable».
Déjouant tous les pronostics, Youssef Chahed a battu le record de longévité d’un Premier ministre depuis la chute de Ben Ali. A 42 ans, cet agronome de formation est même devenu un pivot incontournable de la vie politique tunisienne. Au point d’être (en partie) responsable du divorce entre Ennahdha et Nidaa Tounes.
«Youssef Chahed est une création de Béji Caïd Essebsi qui a fini par lui échapper»,
explique le politologue Larbi Chouikha, professeur à l’université de la Manouba, dans la banlieue de Tunis.
«Sa confrontation avec le fils du Président, Hafedh Caïd Essebsi, qui a pris le contrôle de Nidaa Tounes, l’a beaucoup servi en termes d’image. Par défaut, Youssef Chahed incarne une alternative à cette transmission dynastique.»
Jusqu'à présent, Ennahdha le défend, à condition qu'il ne se présente pas à la présidentielle - la formation islamiste veut s'assurer d'un gouvernement non partisan aux manettes pour l'organisation des élections. Le Premier ministre a également pour lui le soutien de la communauté internationale, notamment du FMI. «C'est un bon communicant et il n'a pas de passé politique compromettant», note Labri Chouikha. De quoi résister aux assauts de ses adversaires, sans pour autant ouvrir une «troisième voie» qui sortirait la vie politique tunisienne de sa bipolarisation. «Pour l'instant, son émancipation de Nidaa Tounes est une rupture de personnes, pas de projet, explique le politologue Selim Kharrat. La Coalition nationale, son groupe parlementaire, n'a pas de ligne politique claire qui la rendrait solide et durable. Elle reste fragile.»
L’an dernier, Youssef Chahed avait fait de la lutte anticorruption l’une de ses grandes priorités. Un combat populaire en Tunisie. Mais en dépit de quelques procès spectaculaires de figures de l’ancien régime, les résultats de sa campagne sont jugés très insuffisants. Surtout, le Premier ministre n’est pas parvenu à sortir le pays de l’ornière économique. Ses mesures d’austérité lui valent l’hostilité ouverte de la puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT) et avaient provoqué, en début d’année 2017, un vaste mouvement de contestation sociale. Le gouvernement Chahed est attendu au tournant sur la prochaine loi de finances - celle de l’an dernier avait été à l’origine de la fronde. Pour le 24 octobre, jour de sa discussion au Parlement, l’UGTT a déjà annoncé une grève de l’ensemble de la fonction publique.