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Libération
Récit

Affaire Khashoggi : un «commando» saoudien dans le viseur d’Ankara

Après la disparition du journaliste saoudien à Istanbul, les enquêteurs turcs soupçonnent un assassinat commandité par Riyad. Le royaume nie, ne fournit aucune image de vidéosurveillance, mais a dépêché une délégation sur place pour travailler avec les autorités.
Manifestation devant le consulat saoudien à Istanbul, lundi. (Photo Ozan KOSE. AFP)
par Quentin Raverdy, correspondant à Istanbul
publié le 12 octobre 2018 à 20h16

Il est 13 h 14, ce mardi 2 octobre, Jamal Khashoggi marche d’un pas lent vers le consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Il salue de la tête un homme attendant devant l’entrée et s’engouffre à l’intérieur. Ces images, capturées par des caméras de surveillance et révélées cette semaine par la presse turque, sont les dernières du célèbre journaliste saoudien, disparu il y a maintenant plus de dix jours. Ce jour-là, l’homme est attendu pour un rendez-vous, espérant obtenir de précieux documents administratifs lui permettant d’épouser sa fiancée turque, Hatice Cengiz, rencontrée il y a quelques mois. Elle, restée dehors, attend pendant de longues heures. Lui ne ressortira jamais. Depuis, proches du journaliste saoudien et membres d’associations se rassemblent régulièrement devant les grilles aux abords du consulat.

Scène à la Tarantino

Vendredi, une délégation saoudienne est arrivée à Ankara pour rencontrer des responsables turcs afin d'éclaircir les conditions de la disparition de Jamal Khashoggi. Tous les regards sont maintenant tournés vers Riyad. Il y a plus d'un an, l'éminent journaliste et proche des cercles du pouvoir avait choisi de quitter l'Arabie Saoudite de crainte de subir la répression du prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) contre les dissidents. C'était depuis les Etats-Unis, dans les colonnes du Washington Post, que Jamal Khashoggi dénonçait désormais la politique conduite par le prince MBS dans le royaume, ou le désastre de la guerre au Yémen.

Quelques jours après sa disparition, le pire des scénarios est vite envisagé. Des sources policières, citées par plusieurs médias et agences de presse, ont en effet affirmé que Jamal Khashoggi avait été assassiné dans l'enceinte même du consulat par des agents de Riyad. Un officiel turc décrit au New York Times une scène à la Tarantino : une opération «rapide et complexe» avant que le corps du journaliste ne soit découpé à la scie. Le quotidien américain relie l'affaire aux cercles les plus élevés du pouvoir saoudien. Leurs confrères du Washington Post affirment même qu'Ankara détiendrait des enregistrements vidéo et audio des événements.

En parallèle, l'enquête ouverte par la justice turque le 6 octobre s'intéresse à plusieurs Saoudiens arrivés sur le tarmac stambouliote, le jour même de la disparition. Le très progouvernemental quotidien Sabah parle d'un «commando d'assassinat» et publie dans ses pages les portraits de quinze personnes, extraits des vidéos de surveillance, noms et dates de naissance à l'appui. Parmi eux figureraient un médecin légiste, un ancien des renseignements, des membres de l'armée et de l'aviation militaire saoudienne. Tous seraient descendus dans deux hôtels du quartier de Levent, non loin du consulat saoudien, et repartis le soir même en direction du royaume à bord de jets privés.

Montre connectée

En attendant de pouvoir mener à bien la fouille du consulat - autorisée par Riyad -, les enquêteurs turcs ne mettent rien de côté et s’intéresseraient notamment à l’Apple Watch que portait au poignet Jamal Khashoggi, le 2 octobre. Selon l’agence Reuters, la montre connectée au téléphone mobile que le journaliste avait pris soin de laisser à sa fiancée pourrait fournir de précieuses informations (sur la localisation, l’activité et le rythme cardiaque du propriétaire) aux experts de la police d’Istanbul.

Alors que les témoignages anonymes d'officiels se multiplient dans la presse, les autorités turques se montrent, elles, mesurées. Personne à Ankara ne souhaite de crise ouverte avec Riyad, avec qui les relations sont déjà extrêmement complexes. L'Arabie Saoudite, de son côté, continue de tout nier en bloc. L'ambassadeur du royaume aux Etats-Unis, le prince Khalid ben Salmane, parle dans la presse d'accusations «sans fondement», basées sur «des fuites malveillantes et de sombres rumeurs». Le président turc Recep Tayyip Erdogan décide alors de hausser le ton : «C'est un incident qui s'est produit dans notre pays. On ne peut pas rester silencieux.»

Pour Ankara, la version avancée par le prince Mohammed ben Salmane lors d'une interview à l'agence de presse Bloomberg, affirmant que Jamal Khashoggi a bien quitté le consulat le 2 octobre, est un peu douteuse. Manque de chance : aucune image de l'intérieur du bâtiment n'a été enregistrée ce jour-là, déplorent les autorités saoudiennes. De quoi laisser perplexe Erdogan, même tenu par la rigueur diplomatique : «Est-il possible qu'il n'y ait pas de système de caméras dans un consulat ? Si un oiseau vole, si un moustique en sort, leurs systèmes de caméras vont l'intercepter.»