Il a l’air du parfait premier de la classe : grande gigue, chemise cintrée et cernes qui lui donnent un air sérieux. A l’université Nazarbaïev, Bibarys Seitak, 19 ans, est connu de tous. En octobre 2017, il a répondu à un appel à projets lancé par le Président : qui le voulait pouvait proposer une version du nouvel alphabet kazakh en lettres latines. Avec un groupe d’étudiants en linguistique comme lui, Bibarys a planché tous les jours pendant un an, soirées et week-ends compris. «Kazakhstan», aujourd’hui, en kazakh, ça s’écrit «KA3AKCTAH» (1). Mais demain, on écrira «QAZAQSTAN» ! Nouvel épisode dans une longue histoire. Astana, la nouvelle capitale, le 15 décembre 2012. C’est la veille de la fête de l’indépendance. Comme chaque hiver passé dans cette ville construite au milieu de la steppe, le thermomètre atteint -30, -35, -40 degrés et le vent glace les visages qui attendent leur bus pour aller travailler.
Ce jour-là, le Président, Noursoultan Nazarbaïev, au pouvoir depuis la chute de l'URSS en 1991, présente les grandes lignes de «Kazakhstan-2050», un vaste programme de développement dont il ne verra certainement pas le bout - il a alors 72 ans. Energie, sécurité, industrie, démographie, culture, gestion de l'eau, fiscalité… Tout y passe, ou presque. A peine cinq ans plus tard, dans la continuité des chantiers annoncés, celui qui s'est aussi octroyé le titre de «leader de la nation» proclame le basculement de l'alphabet kazakh (deuxième langue du pays après le russe qu'on écrit alors en cyrillique) en latin à l'horizon de 2025. Le sujet est sensible : après un passage du turc au latin en 1929, puis au cyrillique en 1940, c'est le troisième changement d'alphabet en moins d'un siècle.
Sac de nœuds
«Depuis l'indépendance, tout le monde savait que cela arriverait. Ce n'est pas trop tôt !» s'enthousiasme Bibarys en traversant le hall de la fac étrangement agrémenté de rangées de palmiers. Bien que déçu de la réponse du gouvernement («Nous avions bien reçu votre proposition, merci, cordialement»), le jeune homme semble serein. D'après lui, la latinisation était ce qu'il manquait à la langue kazakhe pour «enfin être dans le coup». «Ici, ceux qui ne parlent pas l'anglais sont complètement exclus du reste du monde. Comme… dans une grotte ! Ça va être dur, mais il faut que chacun prenne conscience de l'importance de cette réforme», approuve Didara, étudiante en sciences qui rêve de parcourir le monde.
Entièrement gratuite, Nazarbaïev est l'université la plus sélective et la plus prestigieuse du pays. Ses étudiants viennent de loin et représentent l'élite de demain. Andrey Filchenko, professeur de linguistique venu de Toms en Russie, raconte avoir été beaucoup sollicité par ses élèves au lendemain de l'annonce de la réforme. «Mais que voulez-vous que je réponde ? Cette décision n'a rien à voir avec de la linguistique. C'est un sujet de science politique.»
Les chercheurs s’accordent à dire que, comme pour d’autres anciennes républiques soviétiques auparavant (Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Turkménistan), l’alphabet latin pourrait être un moyen pour le Kazakhstan de tourner la page de soixante-dix années de tunnel soviétique, période pendant laquelle ce pays cinq fois grand comme la France a servi de zone à essais nucléaires et de destination pour de nombreuses déportations. Trouver sa place face au reste du monde, s’affirmer en tant que nation, voilà le message caché derrière ce nouvel alphabet à 32 lettres.
Officiellement estimée à 115 millions de dollars (et même plus par certains économistes), la réforme est programmée sur vingt ans. Elle reflète bien la folie des grandeurs d'un Etat rongé par la corruption, avec un PIB qui chute et où le salaire local moyen peine à atteindre les 250-300 euros par mois, poussant les gens à multiplier les métiers. Dans les rues de celle que l'on surnomme la «Dubaï des steppes», les grues tourbillonnent et les buildings brillent de modernité. Sur l'avenue Qabanbay Batyr, on croise Miras Ibraimov, 29 ans. Il vient d'ouvrir son restaurant de burgers avec un mur végétal, des banquettes en velours et une musique lounge. Ancien étudiant à Londres, ce trilingue anglais, kazakh et russe ne cache pas son jeu : patriote dans l'âme, il se vit néanmoins citoyen du monde et prévoit de bâtir sa vie à l'Ouest. «A Astana il n'y a rien, tout est à faire. C'est une cour de récréation où je peux me faire la main, avant de construire d'autres choses ailleurs.»
Pas opposé au passage au latin, Miras déplore le manque de cohérence du gouvernement. «Ils disent vouloir prendre leurs distances vis-à-vis de la Russie mais construisent un alphabet latin avec des accents dans tous les sens et où le son [y] sonnera [ü] ; cela n'a rien de latin ! Rien n'est assumé jusqu'au bout, on n'avancera jamais comme ça.»
Comment prendre ses distances vis-à-vis d'une superpuissance lorsque sa population représente plus de 20 % du pays et que l'on partage avec elle une langue, une vaste frontière et plusieurs marchés économiques ? «Si la réforme se généralise réellement, nous songerons à partir, regrette Victoria, 57 ans, d'origine russe. Je n'en ai pas envie, j'aime le Kazakhstan, j'y suis née, mais pourquoi rester si l'on ne veut pas de nous ?»
Ces dernières années, plus de 50 000 Kazakhs d’origine russe ont quitté le pays. Un pas vers l’Ouest, sans trop lâcher la main de Moscou et sans oublier les nationalistes kazakhs qui réclament plus d’importance pour leur langue originelle… La politique kazakhe fait l’équilibriste. Un sac de nœuds qui donne, dans les faits, de plus en plus de devantures écrites en cyrillique, sous-titrées en kazakh… et bientôt latinisées.
Foulard fleuri sur la tête, Xalima, 67 ans, est gardienne de musée. «Vous voyez, là, ils viennent de rajouter l'information en kazakh latin.» Elle plisse les yeux. «Oui, c'est ça, c'est le nouvel alphabet. Bientôt, toutes les œuvres auront ça.» Sur deux étages, le musée d'art national a des faux airs de maison de retraite : le personnel, globalement sexagénaire, y est plus nombreux que le public. Avant d'arriver ici pour arrondir ses fins de mois de retraitée (l'équivalent de 200 euros de pension par mois), Xalima était comptable. L'URSS, l'indépendance, le changement de capitale et maintenant le changement d'alphabet… Elle a vécu les derniers grands sursauts de son pays mais sait que la suite de l'histoire s'écrira sans elle. «A mon âge, cet alphabet, je ne vois pas comment je l'apprendrais.» Elle sourit et confesse, un peu gênée : «En fait, je ne comprends pas bien pourquoi ils font ça…»
Doudoune
Au bureau international des droits de l'homme d'Almaty, ancienne capitale située à la frontière du Kirghizistan, Andreï Grishin a son idée sur la question. «Noursoultan Nazarbaïev est un dictateur qui ne porte pas son nom. A l'image d'Atatürk [fondateur de la République de Turquie en 1923 qui remplaça aussi l'alphabet arabe par l'alphabet latin, ndlr], et vu son âge, il travaille sur la trace qu'il laissera et veut qu'on se souvienne de lui comme "le" réformateur du pays.» Pour ce militant, «un pays qui n'a pas les moyens d'honorer les besoins de sa population ne devrait pas avoir le droit de s'embarquer dans une telle réforme».
Samedi soir. Les grues sont maintenant au repos et la jeune génération flâne le long de la rivière Ichim qui remonte jusqu'en Sibérie. Les doudounes sont déjà sorties. Soudainement, sorti de nulle part, un jingle qui passe en boucle. En anglais, avec un effet jeu vidéo, la voix s'exclame : «Welcome to Astana, the heart of the country. You'll have a bright future…» («Bienvenue à Astana, le cœur du pays. Vous aurez un avenir brillant…») A côté, une vendeuse de maïs attend les clients. Elle ne sait pas ce que la voix raconte, mais elle trouve que «c'est moderne !»
(1) Dérivé du «K» de l’aphabet cyrillique, le «K» de l’aphabet kazakh n’est pas dans les caractères imprimables de Libération.