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analyse

Afghanistan : comment les talibans ont fait basculer Kandahar

Après l’attaque qui a décimé l’état-major local, jeudi, dont le puissant chef des forces de l’ordre, les élections législatives ont été repoussées d’une semaine dans la province. Le gouvernement afghan apparaît plus fragile que jamais.
Durant l’enterrement du général Abdul Raziq, vendredi. (Photo Ismail Sameen. Reuters)
publié le 19 octobre 2018 à 20h06

Abdul Raziq, chef de la police de Kandahar, se savait en haut de la liste talibane des personnes à abattre. Ces dernières années, il avait échappé à plusieurs tentatives d'assassinat, des attentats à la voiture piégée, des tirs de roquettes et des fusillades. Jeudi après-midi, un garde du corps du gouverneur de Kandahar lui a tiré dans le dos, le tuant sur le coup. Depuis, les hommages se succèdent. Venus d'anonymes et de figures officielles, ils louent «son courage», «sa force», et se teintent d'inquiétude, souvent de peur, quant à l'avenir de l'Afghanistan. Abdul Raziq, 39 ans et une allure juvénile, était celui qui tenait cette province, soutenu par les Etats-Unis et le pouvoir central à Kaboul, face aux talibans.

La fusillade a eu lieu dans l’enceinte du gouvernorat de Kandahar, la plus grande ville du sud afghan. Raziq sortait d’une réunion avec le gouverneur, Zalmai Weza, le dirigeant des services de renseignement de la province, Abdul Momin, et le commandant en chef des forces de l’Otan en Afghanistan, le général américain Scott Miller. Les quatre hommes discutaient avec leurs aides lorsque le garde du corps a ouvert le feu. Le chef des renseignements a été tué. Le gouverneur a été gravement blessé, selon les autorités, même si certains le disent mort. Le général américain n’a pas été touché et a pu quitter les lieux dans l’hélicoptère qui emmenait les blessés.

Tortures

L'attaque, qui visait Scott et «le cruel» Raziq, a été revendiquée par les talibans. Elle a eu lieu deux jours avant les législatives que les insurgés ne cessent de dénoncer et d'attaquer. Régulièrement repoussé, le scrutin aurait dû se tenir en 2015. Vendredi, le gouvernement a annoncé que le vote était décalé d'une semaine dans la province.

Le général Abdul Raziq était l’homme le plus influent de la province. Il haïssait les insurgés, qui le lui rendaient bien. Originaire de Spin Boldak, à la frontière pakistanaise, et proche du précédent président Hamid Karzaï, il avait ramené un semblant de calme dans l’ancien fief des talibans, là où avait vécu leur chef historique, le mollah Omar. Les attaques insurgées étaient devenues moins fréquentes. Il était aussi réputé pour la cruauté de ses méthodes. Le Comité contre la torture des Nations unies avait demandé en 2017 qu’il soit poursuivi, entre autres, pour disparitions forcées. Raziq avait ses propres prisons, où les tortures étaient la règle. Il avait ordonné à ses hommes de ne pas faire de prisonniers lors des combats.

Les représentants américains ne s'en souciaient pas, louant son «efficacité» dans la lutte contre les talibans. «L'Afghanistan a perdu un patriote. Le bien qu'il a fait pour [ce pays] et le peuple afghan ne pourra pas être défait», a tweeté le général Miller, qui le considérait comme «un grand ami».

Les répercussions de sa mort seront profondes. A Kandahar, d'abord, qui vient de perdre son appareil sécuritaire. «Raziq avait un profil très particulier et n'a pas de successeur. Cette ville pourra peut-être tenir, mais dans les campagnes, dans la vallée d'Arghandab, qui reprendra ses milices ?» s'interroge le spécialiste de l'Afghanistan Gilles Dorronsoro, professeur en sciences politiques à Paris-I Panthéon-Sorbonne. Les insurgés contrôlent déjà la province voisine du Helmand et ses champs de pavot. Ils dominent Ghazni, où ils ont failli s'emparer de la capitale provinciale en août, et du Wardak, du Logar et de l'Ouruzgan, dont le chef de la police, Matiullah Khan, ami de Raziq, a été assassiné en 2015. La puissance de Raziq équivalait à celle des seigneurs de guerre Mohammed Atta, dans le Nord, ou d'Ismaïl Khan, dans l'Ouest. Les deux incarnent le pouvoir dans leur région, malgré les tentatives du président Ashraf Ghani de les affaiblir et de les contourner.

Revirement

L’autorité centrale a rarement semblé aussi fragile depuis le début de l’intervention de l’Otan, en 2003. Colérique et critiqué pour son incapacité à déléguer, Ghani est esseulé dans son palais de Kaboul, entouré de jeunes conseillers qui menacent régulièrement de démissionner. Son prédécesseur, Karzaï, vit juste à côté, dans la même enceinte, et laisse entendre qu’il pourrait reprendre le pouvoir si on le lui demandait. Chef de l’Etat de 2004 à 2014, il exaspérait les représentants américains qu’il fustigeait publiquement, surtout à la fin de son deuxième mandat. Ghani est, lui, humilié par Washington. C’est par la presse qu’il a appris la semaine dernière que l’envoyé spécial des Etats-Unis pour l’Afghanistan, Zalmay Khalilzad, avait rencontré le 12 octobre des représentants talibans à Doha (Qatar). L’émissaire américain avait vu Ghani quelques jours plus tôt à Kaboul, sans le prévenir de la réunion à venir.

Cette rencontre directe, la deuxième depuis cet été, constitue un revirement stratégique de Washington. Jusque-là, les tentatives de négociation associaient toujours le gouvernement afghan pour éviter de l'affaiblir encore un peu plus. Il y a eu, au fil des années, des dizaines de réunions, au Qatar, au Japon, au Pakistan ou en France. Elles n'ont pas abouti, ne dépassant pas le stade «de discussions à propos des discussions», selon l'expression d'un diplomate.

Les talibans n'ont jamais dévié. Refusant de reconnaître toute autorité au gouvernement, vu comme une «marionnette des Américains», ils ont toujours exigé le départ des forces étrangères comme préalable à toute négociation. Kaboul et les Occidentaux demandaient, eux, qu'ils reconnaissent la Constitution et déposent les armes.

C'est l'administration Trump, lassée d'un conflit qui dure depuis dix-sept ans, qui a décidé d'engager des discussions bilatérales avec les insurgés. «Il est temps que cette guerre s'arrête», avait déclaré en septembre, à la fin de sa mission, le général John Nicholson, commandant en chef des forces américaines et de l'Otan dans le pays. «En parlant directement avec les talibans, les Etats-Unis sont en train de faire sauter le gouvernement afghan. Ils le mettent devant le fait accompli et le prennent à contre-pied», explique Dorronsoro. Les émissaires de Washington ont en outre revu leurs demandes à la baisse. Leur seule exigence est désormais que les talibans ne laissent pas Al-Qaeda s'installer à nouveau en Afghanistan, comme ils l'avaient fait avant le 11 septembre 2001.